Comment écrire ?

Comment écrire ?

Vaste question, qui peut allécher comme détourner. J’ai conscience de l’aspect un peu facile – ou provocateur, au choix – d’un tel titre. Mettons donc tout de suite les choses au clair : il ne s’agit en aucun cas de prodiguer ici des conseils pour pouvoir écrire ou des techniques d’écriture. Pas plus que je n’entends aborder la question de la page blanche, sujet amplement traité par ailleurs (cela dit, d’un certain côté, j’entends en effet parler de la question de la motivation ici, mais sous un angle spécifique).

Pour autant, il me semble bien que ce titre ne pouvait pas être différent, car il pose, de façon brute (mais pas dégagée de toute connotation annexe), la question que je me pose trop régulièrement. Ce « Comment écrire ? » sous-tend d’autres questions : « Puis-je écrire ? », « Suis-je capable d’écrire ? », « Suis-je légitime à écrire ? » et « Qu’est-ce qui me motive à écrire ? ». On le comprend, finalement, se pose la question de ma capacité à écrire.

Bien entendu, il faut prendre cette question de la « capacité » dans une acception particulière. Il ne s’agit pas de la capacité à écrire au sens de l’analphabétisme ou de l’illettrisme : concrètement, je peux tracer les lettres, écrire les mots, décliner les phrases. « Capacité » est à prendre ici dans un sens beaucoup plus, si j’ose dire, psychologique.

(Je me permets un petit aparté : ce texte comporte énormément de notes de bas de page. Je ne peux qu’inciter à les lire, car elles me semblent indispensables pour bien appréhender l’article – je les ai mises à la fin pour ne pas noyer la trame principale sous les remarques et les digressions, mais ça ne signifie pas que je les trouve inutiles, bien au contraire[1])

Quelles motivations pour écrire ?

Comme une partie des lecteurs et lectrices[2], ma vie entière a été irriguée par la littérature et par les essais. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours lu : des BD et des romans d’abord lorsque j’étais enfant, puis j’y ai adjoint à l’adolescence des mangas et des livres de philosophie, et à l’âge adulte des essais en sciences humaines et sociales[3].

Ajoutons à cela, même si je ne le mettrais pas sur le même plan, les SMS et le temps passé sur Internet : les forums, les blogs, puis les réseaux sociaux. C’est aussi de la lecture, et j’y ai passé beaucoup de temps. Bref, j’ai l’impression d’avoir passé ma vie à lire, et ce n’est probablement pas tout à fait faux (et à regarder des vidéos aussi, peut-être, soit).

Sans grande surprise (parce que ce n’est pas réellement une expérience originale, ne nous leurrons pas), tout cela a marqué mon imaginaire. A dix ans, je voulais être romancier, à seize ans, philosophe, à vingt ans, je voulais écrire des essais, à vingt-quatre ans, je voulais entrer en thèse.

Je vais avoir trente ans et je n’ai rien fait de tout ça. Il a fallu faire des études « qui ouvraient les portes », avoir un métier « profitable » et in fine, passer beaucoup de temps sur des choses auxquelles je ne donnais pas tant d’importance que ça, comparé à l’écriture[4].

Je ne dis pas que je n’ai rien écrit du tout. J’ai fait des articles de blog, j’ai écrit des vidéos, j’ai pondu plusieurs projets de thèse (infructueux), j’ai même rédigé un premier jet de roman il y a quelques années (jamais retravaillé) et publié dans un ouvrage collectif (dans un cadre professionnel). Mais finalement, si je compare à ce que j’aurais voulu faire, et à la place que ça tenait (et tient toujours) dans mon imaginaire, c’est trop peu, de mon point de vue[5].

Plus récemment (enfin, à vrai dire, il s’agit d’une logique dispersée sur ces dernières années, mais je me permets d’introduire une temporalité dans la narration, pour artificielle qu’elle soit), ayant disposé de plus de temps, je me suis dit que j’allais enfin me mettre réellement à écrire. A écrire des textes longs. A essayer de rédiger un roman, par exemple. Ou un essai. Mais il m’a bien fallu me confronter à un constat : je ne parviens pas à rédiger.

Je n’en veux pour preuve que ce blog : un article tous les ans et demi ou deux ans, ce n’est à mes yeux pas suffisant. Ça ne peut pas l’être. Et là, un doute terrible s’est insinué en moi : « Suis-je vraiment capable d’écrire ? ».

On pourrait me dire : « Voilà qui n’est pas bien grave, ce n’est pas réellement un doute terrible ». Cela se discute : on parle d’une croyance qui m’a guidé pendant une bonne vingtaine d’années, tout de même. Cette croyance, qu’un jour, je serais écrivain (ce qui ne signifie pas particulièrement en vivre, d’ailleurs – en revanche, être reconnu en tant que tel, voilà qui peut m’intéresser), j’en ai toujours été pénétré au plus profond de moi. Le temps qui passait n’était qu’une distraction : un jour, je commencerais réellement ma vie, et j’écrirais.

Or, il a bien fallu constater (plus ou moins) récemment que je ne parvenais pas à écrire. J’ai beau avoir tout dans ma tête[6], avoir envie a priori d’écrire, je ne parviens pas à m’asseoir devant mon ordi et à taper. Le pire, c’est que je sais très bien que je ressens du plaisir lors du processus d’écriture : je me sens productif, je me sens vivant[7] (je dois avouer qu’il est tentant de développer ici sur la volonté de puissance nietzschéenne, mais il faut savoir s’éviter certaines facilités – plus sérieusement, développer là-dessus poserait précisément un problème que nous allons voir dans la suite de ce texte). Malgré tout, tout ça ne suffit visiblement pas. La question se pose dès lors : « Quelle est ma motivation à écrire ? ». Une certitude d’un avenir potentiel suffit-elle ? Le plaisir suffit-il ? L’envie d’être reconnu suffit-elle[8] ? Bref, pourquoi écrire ?

Évidemment, être confronté à la remise en cause de cette profonde certitude ne pouvait que poser des soucis. Passons sur les questions de santé mentale, les phases de déprime, et ainsi de suite, et voyons ce qu’il est possible de faire dans un cas comme celui-là. Il me semble que deux solutions sont possibles : soit travailler à créer de nouvelles certitudes sur ce que doit être ma vie[9], soit travailler à réaliser cette certitude.

A vrai dire, je n’ai encore tranché pour aucune de ces solutions. Ce qui me fait demeurer dans un entre-deux peu agréable : comme souvent, avoir conscience d’une situation ne signifie pas avoir intériorisé les logiques de cette situation, et donc ne pas disposer réellement des moyens et de la motivation pour en sortir. Mais il faut reconnaître qu’il n’est pas inutile d’établir le constat dans un premier temps[10].

Je ne résoudrai probablement pas la question de la certitude (et de la direction de ma vie) dans cet article (ce serait trop beau !). En revanche, j’ai envie d’aborder ici quelques questions liées à ma difficulté d’écrire et par extension de mon rapport à l’écriture : quant à savoir si ça peut être utile au lecteur perdu ou à la lectrice égarée, ça, c’est une autre question…

Comment s’autoriser à écrire ?

J’aurais pu me renseigner sur la motivation en psychologie, et en faire tout un exposé ici, en me demandant ce qu’il me fallait retenir ou non. Je ne l’ai pas fait. Et, surtout, j’ai choisi de ne pas le faire, car cela aurait représenté pour moi une solution de facilité. Pourquoi ? Tout simplement car se réfugier dans les théories scientifiques ou philosophiques pour tenter de mieux me mettre à distance m’est devenu assez naturel au fil des années. Or, j’ai envie aujourd’hui d’autre chose : d’une interrogation qui, précisément, ne me met plus à distance. J’y perds sans doute en véracité, mais j’espère y gagner en pertinence, bien que je ne puisse pas en être sûr[11].

Qu’est-ce qui est en jeu, dans cette incapacité à écrire ? Il me semble qu’il y a au moins deux choses (sans doute plus, mais je ne parviens pas à les identifier). La première est la peur : ne pas écrire, c’est aussi ne pas devoir affronter le fait que, peut-être, je n’ai aucun talent[12], que ce que je dis ne peut intéresser personne, que je (me ?) fais finalement plus de mal que de bien en publiant[13]. Il ne faut pas sous-estimer cet aspect-là : la peur, même si elle n’est pas toujours exprimée, demeure en arrière-plan. Ou du moins, j’en ai l’impression. Et en même temps, j’hésite à dire qu’il s’agit là de l’explication principale, car il ne me semble pas que c’est le ressenti le plus fort que j’ai lorsque je pense à l’écriture. Le problème étant que c’est celle qui me semble le plus probable. Alors, est-ce une rationalisation pour éviter d’appréhender une autre explication ? Au contraire, est-ce que j’essaie de me dire que ce n’est pas l’explication principale pour ne pas m’avouer que j’ai peur ? Je ne saurais dire. A moins que je ne confonde la peur avec l’anxiété, et que, ne ressentant pas nécessairement de l’anxiété là-dessus, je me dise qu’en fait, ce n’est pas de la peur. Ou alors, cette peur serait au contraire bien plus profonde que ce que je veux admettre, ce qui fait que je la dissimule du mieux que je peux, car elle consisterait alors à ne pas être à la hauteur de l’image que j’ai de moi, image qui m’a aidé à me construire ainsi. Autant de questions impossibles à trancher définitivement, je suppose.

La deuxième chose est la légitimité. Peut-être que je ne parviens pas à écrire car je ne m’estime pas légitime à écrire. C’est là l’inconvénient d’être irrigué par la littérature : comment, après tant de grands auteurs, tant de grandes autrices, s’estimer capable d’apporter quelque chose ? J’ai tendance à considérer que Proust a atteint l’apogée du roman : comment écrire après ça ?[14] Et encore, je ne parle là que de personnes mortes. Mais je suis en plus entouré d’amis et d’amies que j’estime tellement plus talentueux et talentueuses que moi, qui peuvent écrire ce que je serais incapable d’écrire en cent ans. Comment ne pas sombrer lentement dans un complexe d’infériorité vis-à-vis d’elles et eux[15] ?

Autrement dit, si l’on suit cette idée de la légitimité, je ne m’autoriserais pas à écrire. Or, qui d’autre que moi peut me donner cette autorisation ? Enfin, c’est plus complexe que ça. Parce que, techniquement, je sais bien que j’écrirais pour une œuvre de commande (ou une œuvre inscrite dans un cadre extérieur contraignant – pourquoi croyez-vous que j’ai autant essayé de m’inscrire en thèse[16] ?) : sauf qu’il est rare qu’on fasse une œuvre de commande à quelqu’un qui n’a pas produit avant, ce qui nous donne un cercle vicieux.

Mais disons qu’en ce qui concerne un texte que je veux écrire moi-même, sans qu’il y ait d’obligation, ou même de motivation extérieure[17] à ça, la question générale de l’autorisation me semble juste. Ou au moins, elle doit planer quelque part en arrière-plan.

Je ne suis à vrai dire pas certain que l’on puisse se donner explicitement ce genre d’autorisation. Comme je ne suis pas sûr que cette autorisation soit définitive : peut-être que celle que je me donne aujourd’hui pour écrire ce texte ne sera plus valable demain quand je voudrai attaquer l’écriture d’autre chose. A moins qu’en ne posant ces mots sur le papier, je n’ai un quelconque déclic psychologique qui m’accorde précisément cette autorisation. A vrai dire, il me semble que la vérité oscille entre ces deux pôles : il est probable que j’arrive à écrire ce texte car j’ai déjà évolué psychologiquement, rendant ainsi l’écriture atteignable. Je n’entends pas là sous-entendre une certaine prédétermination, ou un kairos provenant de l’extérieur : j’y vois plutôt là les résultats d’un travail de long terme entamé sur ma santé mentale, et qui porte ses fruits (sans être fini pour autant).

Enfin, je me suis aperçu qu’une des choses qui me bloquait, dans cette autorisation que je ne parviens pas à me donner (ou pas toujours, ou rarement), c’est mon rapport au positionnement de mon discours. En particulier à la dichotomie entre discours objectivé et discours personnel, et à l’utilisation du « je » : c’est ce que nous allons explorer maintenant.

La difficulté d’écrire au « je »

Vous l’aurez remarqué, j’utilise le « je » depuis le début de cet article. Il faut savoir qu’il s’agit là d’un effort pour moi : cela ne me vient pas naturellement, je suis obligé de faire attention, de me reprendre, de réécrire, pour que ce « je » émerge. En temps normal, le terme qui me vient beaucoup plus spontanément est le « nous » (et il suffit de lire mes autres articles ici pour s’en apercevoir).

Il faut tout de même comprendre quel est ce « nous ». Il ne s’agit évidemment pas d’un « nous » de majesté, ce qui serait un brin prétentieux. C’est censé être, à l’inverse, un « nous » de modestie, comme on dit. Cela dit, si je reprends l’expression communément admise, je ne peux que douter de la pertinence du terme « modestie ».

Certes, c’est un terme flatteur, et je ne suis donc pas surpris qu’il ait été conservé pour désigner cet usage du « nous »[18] – usage qui est réparti différemment selon les sphères et les milieux, comme nous le verrons ensuite à propos des normes de la recherche. Ce « nous » permettrait en effet d’affaiblir l’ego de l’auteur ou de l’autrice, de ne pas se mettre en avant, de rappeler qu’il s’agit d’un travail collectif et ainsi de suite.

Mais, honnêtement, le recours à ce « nous » crée plusieurs illusions : l’illusion de la neutralité, l’illusion de l’objectivité, l’illusion de la connivence, l’illusion du collectif, l’illusion de la distance. Il permet de se dissimuler derrière son texte, de laisser penser que les paroles écrites peuvent être totalement dissociées de l’auteur ou de l’autrice. Par ailleurs, pour quelques réflexions intéressantes sur ce « nous » dans le cadre précis de la recherche, je ne peux que vous conseiller cet article.

Or, à l’heure actuelle, je questionne l’utilisation de ce « nous » : puis-je en effet vraiment prétendre à cette distance ? Et cette distance, qui est aussi une protection, une manière de ne pas s’engager trop personnellement dans mon texte, n’est-elle pas précisément un des freins à mon écriture ? C’est pourquoi j’aimerais, au moins pour un temps (qui sera peut-être limité à cet article), tenter de passer au « je ».

Remarquons que, dans mon article précédent, j’ai essayé de trouver un équilibre dans l’utilisation du « je » et du « nous » en considérant que le « nous » englobait à la fois l’auteur (votre serviteur, donc) et les lecteurs et lectrices. D’un certain côté, il ne s’agit cependant là que d’un subterfuge facile – mais difficile à éliminer, car il me semble improbable de réussir à me débarrasser entièrement du « nous » dans l’écriture.

Ce « je » m’ouvre aussi de nouvelles perspectives d’écriture. Ainsi, c’est son utilisation dans mon dernier article (dans un autre contexte et pour suivre d’autres buts, il est vrai) qui me permet probablement de l’utiliser aujourd’hui dans cet article, alors même que je le manipule d’une façon bien différente, ce que je n’avais pas prévu de faire initialement.

Cela dit, un retour en arrière est toujours possible. J’ai utilisé le « je » dans un autre article en 2016, ça ne m’a pas empêché de revenir ensuite au « nous », plus protecteur.

J’insiste sur cette idée de protection, car l’utilisation du « je » pose de nouvelles questions. La première est liée au fait de se mettre en avant. Il convient évidemment de faire attention avec cette idée : je ne veux pas « me mettre en avant » par vanité[19]. Le passage au « je » ne se réduit pas à un simple changement de pronom, une simple astuce syntaxique. J’entends bien l’accompagner d’un certain dévoilement de ma vie, de ce que je pense, de ce que je suis. Bref, il s’agit là d’une exposition supplémentaire et, pour tout dire, de l’acceptation d’une vulnérabilité additionnelle.

Or, cette vulnérabilité potentielle me semble exacerbée dans le cadre de l’utilisation du « je », ce qui explique certaines réticences liées à son usage. Pourquoi ? Car la question de la vulnérabilité est intimement liée à la peur. Outre les aspects psychologiques et sociaux classiques expliquant cette peur de la vulnérabilité (dont, on peut s’en douter, la sociabilisation masculine), et sur lesquels je ne m’attarderai pas, il me semble que mon expérience d’Internet a sensiblement influencé ma manière d’écrire.

L’historique de ma pratique d’écriture

J’ai découvert Internet dans les années 2000 – et vu l’accélération[20] du temps sur le net, je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne connaissent clairement pas[21]. J’étais ado alors, et ça conduisait à quelques découvertes et autres égarements.

Si je ne jouais pas à WoW, j’ai en revanche, comme beaucoup de gens de mon âge, eu un Skyblog à l’époque[22]. Et j’ai vu Skyblog se vider en six mois, en 2007-2008, quand Facebook a commencé à avoir du succès. Oui, je parle d’un temps où Facebook était hype pour les ados : c’est dire si ça remonte à loin. Et à vrai dire, où c’était très compliqué de ne pas être sur Facebook sans être vu comme une personne marginale[23]. Sous ces deux augures, on se doute que mon rapport à Internet passait a priori par une certaine exhibition du « je » : l’expérience commune de mon âge était de parler de soi en ligne. Et ce n’était probablement pas une mauvaise chose – après tout, ce n’est pas plus absurde que beaucoup d’autres activités.

Par ailleurs, à cet âge-là, j’ai passé beaucoup de temps sur des forums en ligne, et c’était une part importante de ma sociabilité de l’époque[24]. Là encore, le « je » était prédominant, dans la manière d’aborder l’écriture dans ce cadre – il faut dire que je ne trainais pas sur les forums de jeux de rôle ou de fanfiction, ça aurait peut-être fortement modifié mon rapport à l’écriture, qui sait ? Je sais aussi, a posteriori, que j’ai eu de la chance d’atterrir sur les forums où j’étais. J’aurais aussi bien pu finir sur le 15-18, y trouver une communauté, je ne dirai pas « accueillante », parce que ce n’est pas le cas, mais dans laquelle j’aurais pu me faire une place, en intégrant petit à petit leur façon de penser[25]. Les déviations biographiques sont toujours possibles.

La possibilité du « je » était renforcée par le très confortable anonymat/pseudonymat d’Internet, qui permet de se créer et de se recréer, de changer son image comme on l’entend, ou d’être reconnu pour ce qu’on veut. Cela dit, cela pose la question de la présence du « je » : le « je » derrière tel ou tel pseudo, qui met en avant certains intérêts et pas d’autres, est-il le vrai « je » qui est censé me caractériser ? Enigme insondable. Cela dit, encore aujourd’hui, j’aime continuer à empiler les pseudos différents en ligne.

Mon approche de l’écriture publique commençait donc sous le signe du « je ». Cependant, il faut tout de même rappeler les discours existant sur la présence en ligne dans les années 2000[26] : les injonctions à la prudence, à ne pas trop exposer sa tête, à faire attention aux prédateurs potentiels (jusqu’à l’absurde, parfois. Il ne s’agit pas de dire que c’était toujours faux, mais inversement, peut-être que toutes les rencontres numériques n’étaient pas des pièges odieux). Bref, l’exposition du « je » était altérée par certaines angoisses.

Cela étant, je pense que ce qui m’a définitivement conduit à ne plus être capable d’utiliser le « je » dans mon écriture (surtout l’écriture publique, en ligne, mais finalement, je pense que ça a aussi débordé sur mes autres façons d’écrire), c’est la découverte du militantisme en ligne.

Remarquons que je ne renie pas tout ce que ce militantisme m’a apporté : une politisation, de nouvelles connaissances, de nouvelles rencontres, d’autres réflexions sur moi-même. Pour autant, on le sait, ce militantisme est aussi violent[27] : il faut faire attention à ce que l’on dit, sous peine de sanctions rapides et visibles. Si cela ne présente pas que des inconvénients (en particulier pour gérer les gens comme moi, qui ont de façon générale tendance à prendre beaucoup trop de place dans les conversations[28]), il faut aussi reconnaître que ça crée des relations pyramidales, où seules certaines personnes arrivent à parler, en maîtrisant le bon vocabulaire, tandis que plein d’autres n’arrivent plus à parler, paralysées par la peur de se faire insulter/exclure/harceler[29].

En fait, si je devais résumer, je pense que ce que le militantisme en ligne m’a appris, c’est que mon vécu pouvait être violent en tant que tel, en soi. Par exemple, reprenons ce que j’ai dit plus haut : « Il a fallu faire des études « qui ouvraient les portes », avoir un métier « profitable » et in fine, passer beaucoup de temps sur des choses auxquelles je ne donnais pas tant d’importance que ça, comparé à l’écriture ». Voilà qui est violent. Voilà qui dénote en effet une survalorisation du capital culturel, et qui est aussi permis par une aisance financière. Je ne peux pas le nier. Mais inversement, qu’y puis-je, puisque c’est ainsi que je vois authentiquement[30] les choses, ou tout simplement ainsi que j’ai vécu certaines choses ? Je l’ai dissimulé longtemps : aujourd’hui, je ne suis plus si sûr que ce soit la bonne manière de faire les choses.

En tout cas, cette compréhension, et surtout cette intériorisation, que je pouvais me faire agresser en ligne précisément, ou juste, parce que j’étais moi, m’a conduit à délaisser progressivement le « je », à ne plus parler de moi, à me réfugier derrière un discours plus général, moins susceptible d’exposer. « Mieux vaut être attaqué sur ses idées que sur soi », pouvais-je me dire.

Pour autant, il serait injuste de considérer que seule l’expérience d’Internet a joué dans ma démarche d’écriture. Parallèlement à cela, j’y ajouterais l’imitation plus ou moins consciente des livres lus – ce qui fait de mes tentatives d’écrits de fiction du sous-Proust ou du sous-Hugo, mais bon, n’en faisons pas un drame – et, surtout, l’intériorisation des normes de la recherche, où le « nous » de modestie est à l’honneur.

Il pourrait apparaître comme paradoxal le fait que j’ai intériorisé les normes de la recherche alors précisément que je ne suis pas chercheur. Pour autant, cela me semble logique : c‘est précisément parce que je n’ai pas réussi à devenir chercheur que j’ai voulu obtenir une légitimité sur ce plan-là (ce qui est d’ailleurs un échec, mais passons), et donc que j’ai imité ces normes… plus ou moins bien, à vrai dire, puisque, lorsqu’on n’est pas confronté à la revue par les pairs, on ne peut ni vérifier cette acquisition/intériorisation, ni voir ce qui manque et progresser.

Cela étant, il est aussi probable que cette logique d’intériorisation des normes d’écriture de la recherche, niant toute légitimité à l’expression du « je »[31], ne soit à vrai dire qu’un cache-sexe, une excuse, et pour tout dire soit très secondaire. Je ne nie pas qu’il y ait pu avoir une influence. Mais c’est une influence probablement assez faible. Et en parler ainsi consiste sans doute en un renversement de causalité : je soupçonne que ce « je » aurait de toute façon disparu, mais la rencontre avec les normes de la recherche permet de donner une explication plus protectrice pour l’ego que d’accepter qu’il s’agisse avant tout là d’une mesure de protection, alliée à des soucis d’estime de soi.

Pour résumer, disons que cet effacement progressif du « je » dans mon expression publique relève d’une évolution multifactorielle. Cependant, il serait facile et un peu lâche de considérer que tous ces facteurs sont sur un pied d’égalité : certains jouent plus que d’autres.

Évidemment, il s’agit là de mon parcours personnel. Et je ne prétends pas qu’il est à plaindre ou quoi que ce soit. Je le raconte ici juste parce que c’est ce qui m’est arrivé. Remarquons que je me trompe peut-être totalement dans l’analyse de mon passé : peut-être me suis-je construit un narratif pour expliquer cela, alors que ce narratif est en fait totalement faux, parce que je ne suis pas capable d’appréhender correctement les forces en jeu. Mais est-ce si grave, si je me trompe ?

Par ailleurs, je pense qu’on peut tout à fait aboutir au même comportement (cette difficulté à affirmer un « je » dans l’écriture) à partir de prémisses totalement différentes, comme par exemple le fait d’être une femme (et les logiques sociales associées : injonction à s’effacer pour autrui, autocensure, moindre sentiment de légitimité, risque de harcèlement, etc.), des traumatismes, d’autres formes du complexe de l’imposteur, et ainsi de suite.

Discours objectivé contre discours personnel

Parvenu à ce stade, que puis-je déduire de tout ça ? A mon sens, je peux opposer ici deux types de discours possibles, chacun disposant de ses avantages et de ses inconvénients : le discours du « nous » contre le discours du « je », autrement dit, le discours objectivé contre le discours personnel.

Bien entendu, il ne s’agit pas là de dire que ce sont les deux seuls discours possibles, loin de là. Mais rappelons-nous que je cherche à répondre à la question « Comment écrire ? », donc in fine, à savoir quel discours choisir pour me sentir autorisé à écrire.

Le discours objectivé, tel que je l’entends ici, se veut « neutre », si j’ose dire : truffé de références, se présentant sous la forme de l’argumentation, exposant la pensée déjà finie, il peut avoir une ambition scientifique, ou, à défaut, rationnelle. C’est un discours de conviction, mais un discours qui risque toujours de basculer dans le professoral : du haut de sa chaire, on s’adresse au monde. C’est le discours du « nous » et c’est aussi le discours qui expose le moins, car il ne présente pas l’intimité de l’auteur ou de l’autrice.

Ce discours a de nombreuses séductions, et j’aime l’utiliser, de façon générale. Mais il me semble aujourd’hui insuffisant pour me donner envie d’écrire. D’un certain côté, je le vois de plus en plus comme un discours qui triche. Ce qui ne veut pas dire que je renonce à l’utiliser à l’avenir : peut-être n’est-ce qu’une impression d’un moment, qui s’évanouira vite. Ce n’est pas compliqué de tricher : de faire passer ses idées sous la forme du discours objectivé, de faire croire qu’il s’agit là d’idées neutres, avec un poids spécifique, une distanciation complète par rapport à l’émetteur. Mais je finis par trouver ça artificiel.

En outre, quelle légitimité a ce que je peux écrire sous cette forme, comparé à un discours scientifique, à un discours de recherche ? Ne suis-je pas condamné à faire moins bien ? J’ose l’espérer, pas par manque de talent personnel, mais parce que je ne peux pas bénéficier d’un système de relectures, je ne peux pas m’insérer dans des réseaux de travail, mettre en doute mes hypothèses dans la confrontation, et ainsi de suite[32].

Prenons un exemple : si, plus haut, j’avais développé sur la volonté de puissance nietzschéenne (sujet que j’aime bien par ailleurs), je serais parti sur une présentation, certes peu originale, mais truffée de références, avec une volonté didactique, mais dans laquelle je ne me serais pas forcément permis de parler de ce que moi, je peux en penser. Ce qui ne veut pas dire que je n’aurais pas pu présenter les choses de la manière qui m’arrange[33] : c’est le parfait exemple du discours objectivé. Mais j’ai tendance à penser que ce que j’en pense n’a pas d’intérêt pour autrui et donc à ne pas vouloir l’expliciter. Et même si, au fond, je suis assez convaincu que mes apports personnels sont peu intéressants, je veux essayer de faire autre chose, aujourd’hui. Remarquez que je dissocie bien « en dire ce que j’en pense », donc expliciter des opinions personnelles sur le sujet, en utilisant bien le « je », et « présenter les choses selon mon opinion », donc garder l’illusion de la mise à distance et du juste milieu en faisant, consciemment ou non, pencher la balance du côté qui me convient.

Au contraire, le discours personnel, qui recourt au « je », qui se perd en sinuosités, en digressions, en anecdotes biographiques, me semble paré de nouveaux attraits, dont celui de la vulnérabilité. Accepter le « je », exhiber les soubassements de la pensée, montrer comment elle s’est construite, patiemment ou non, quels sont son historique, ses présupposés, ses hypothèses, ses choix, mais aussi montrer les questions qui demeurent, auxquelles je ne peux pas présenter de réponses, voilà qui expose, mais qui me semble plus honnête, plus sain[34]. Expose à être jugé sur ce que l’on est, déjà : et c’est bien là la source d’une grande vulnérabilité. Expose à ne pas être lu, car il est plus facile de rejeter arbitrairement une vie qu’une démonstration ou une argumentation supposément « neutre »[35], ensuite.

L’honnêteté intellectuelle paie-t-elle, au moins ? Je n’en suis même pas sûr. Permet-elle de parler à plus de lecteurs et lectrices ? J’ai des doutes. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi adopter le « je » ? Probablement pour retrouver un équilibre intérieur, pour passer à une autre étape, où le soi/moi est plus confiant en lui-même, où on accepte précisément d’être jugé pour ce qu’on est, car on a suffisamment confiance en ce que l’on est pour qu’une critique extérieure ne le fasse pas vaciller[36]. C’est probablement assez égoïste, cela dit. Et on revient à la première question : pourquoi écrire ? Ou plutôt, pour qui écrire ? Pour soi ou pour les autres ? Probablement pour les deux, à vrai dire, car je ne suis pas sûr que la distinction entre soi et les autres soit si rigide que cela à ce niveau-là. Mais tout de même en priorité pour soi. Et en même temps, croire que l’on n’écrit que pour les autres, n’est-ce pas faire preuve d’un grand orgueil, n’est-ce pas se leurrer soi-même ?

Il est vrai qu’en adoptant le discours personnel, je crains d’ennuyer, de n’intéresser personne. En même temps, rationnellement, il faut reconnaître que nul n’est exceptionnel ou extraordinaire, et donc que des gens doivent pouvoir se reconnaître dans ce discours. Et pourtant, je me demande si mêler les deux discours ne serait pas plus intéressant : mais, d’un côté, je ne veux pas que ça se transforme en une logique argument-exemple personnel qui affadirait le projet, et de l’autre côté, n’est-ce pas ce que je fais déjà ? Et puis, au-delà de ça, mêler les deux discours n’est-il pas aussi une fuite ?

Je me demande aussi s’il faut que ce que j’écris soit nécessairement intéressant – cette même question pouvant très bien être un autre mécanisme de défense. Néanmoins, je suppose qu’écrire publiquement signifie aussi chercher un public, et ne pas juste verser dans la seule autosatisfaction de l’auteur. Cela dit, dans le format adapté ici, qui peut rappeler celui du journal intime, je retiens finalement plus l’idée de l’exposition que celle de l’autosatisfaction.

Enfin, au-delà de ces peurs, j’aimerais finir ce passage sur le discours personnel en m’attardant sur plusieurs avantages. Premièrement, considérer l’importance du « je » permet de se localiser, de se situer : et si cela est important pour autrui, pour identifier d’où « je » parle, ne l’est-il pas encore plus pour soi, pour apprendre à se connaître mieux ? La fausse neutralité du « nous » enfin abolie, l’exposition et la vulnérabilité acceptées, n’y a-t-il pas l’ouverture d’une possibilité, celle de se révéler à soi-même ce que l’on ne voulait pas voir auparavant ?

Par ailleurs, et sans grande surprise, le discours personnel peut aussi occuper une fonction thérapeutique. Je ne m’étendrai pas sur le sujet. Par ailleurs, il faut aussi considérer que si je peux assumer le « je », c’est aussi probablement parce que j’évite de relire ce que j’ai écrit une fois le texte publié… pour au moins quelques années. Mettre ainsi le texte derrière moi me permet de le publier : sinon, je pense que je n’en serais pas capable.

Enfin, il faut aussi rappeler que cette tentation de passer du discours objectivé au discours personnel, de l’ambition scientifique à la revalorisation du sujet, si l’on préfère, n’est pas nouvelle, ni personnelle. On a un bel exemple de cette tendance chez certains structuralistes ayant délaissé le courant par la suite, comme Barthes ou Foucault, en passant d’un discours structuraliste à forte vocation scientifique à une revalorisation importante du sujet, avec ce que cela suppose de flou, de fluctuant, d’indéterminé, dans leurs œuvres[37]. Sous un si haut patronage, comment douter de la pertinence de ce choix ? Plus sérieusement, l’exemple donne une certaine légitimité au questionnement et à la volonté de basculer de l’un à l’autre, me semble-t-il. Il paraît qu’il est important d’avoir des modèles.

Retours et réflexions sur ce texte

Maintenant que j’ai développé cette dualité (peut-être un peu trop manichéenne, certes) discours objectivé/discours personnel, il me faut enfin, je présume, revenir sur les motivations derrière l’écriture de ce propre texte.

Premièrement, j’ai toujours un grand plaisir à développer ce que j’appelle un « discours méta » : un discours qui explicite les conditions de sa propre production. Plaisir probablement très narcissique, car donnant l’illusion d’être capable de saisir ses propres déterminations, et donc d’avoir du recul sur soi-même, mais qui n’est pas le plus nocif des plaisirs, au moins[38].

Ensuite, ce texte me permet de déployer mon raisonnement, de mettre sur la table ce qui était avant tout un fouillis d’idées éparpillées de façon non cohérente. En ce sens-là, c’est aussi un travail de formalisation, et j’en reviens à cette idée que j’écris pour moi avant d’écrire pour les autres.

Aussi, et il me semble qu’il s’agit là d’un point central, la question de l’illusion hante ce texte. En effet, je suis persuadé qu’on s’auto-illusionne énormément et que, par extension, on ignore trop souvent ses propres motivations, ses propres raisons, ses propres causes. Je ne saurais donc y échapper.  On remarquera en effet l’abus d’utilisation de « probablement » et de « peut-être » dans l’exposé de mes motivations. Il ne s’agit ici absolument pas de perdre mon lecteur ou ma lectrice, mais de l’incertitude que j’ai moi-même sur ma propre psychologie. J’ai appris à me méfier de moi, de mes réflexes, de mes analyses sur moi-même : conséquence probable tant de l’engagement politique que de mes orientations philosophiques nietzschéennes puis poststructuralistes. Prudence et quant à soi sur soi-même, donc.

On voit aussi que le terme « facile » revient souvent, et de façon assez péjorative – il est ainsi associé aux termes « lâcheté » ou « tricherie ». Voilà qui est aussi intéressant sur ma propre construction et mon échelle des valeurs. Je ne compte pas développer là-dessus ici – notamment parce que je m’en aperçois à la relecture de ce texte, et que je n’ai donc pas de position très arrêtée sur le sujet –, mais je reviendrai peut-être sur le sujet à un autre moment.

Conclusion

Si je reviens à la question initiale, à savoir « Comment écrire ? », je dirais, et on l’aura compris, que si je veux aujourd’hui m’autoriser à écrire, il me faut probablement passer par ce discours personnel, cette réappropriation du « je », avec tous les risques que cela suppose. Enfin, « il le faut » : disons que je le veux, plutôt.

J’essaie de voir cela comme un nouveau défi, une nouvelle voie à emprunter, une nouvelle terre à explorer. Il est tout à fait possible que ce soit totalement inutile, que je délaisse vite cette voie, ou au contraire que je m’y enracine. Je vais me contenter d’insister sur le côté provisoire de telles solutions : je ne pense pas avoir trouvé l’ultime solution pour répondre à ce doute sur ma capacité à écrire.

Je ne suis en effet pas convaincu qu’on puisse conserver cette légitimité, cette autorisation à écrire, en toutes circonstances et à toutes les époques de sa vie. Il me semble qu’elles sont aussi le point d’intersection entre un texte à écrire et un moment spécifique de sa vie (lui-même caractérisé par un état mental spécifique, et ainsi de suite). En ce sens, je suppose qu’il faut toujours reconquérir contre soi-même ce droit à écrire.

Pour autant, je ne pense pas que ce combat contre soi-même soit insurmontable, même si les difficultés qu’il entraîne doivent varier à chaque fois. Bien sûr, il est possible de renoncer à un moment, de dire « j’en ai fini, j’arrête d’écrire ». Mais je ne crois pas que ce renoncement provient réellement d’une incapacité à écrire, il s’inscrirait plutôt dans un contexte plus vaste, un moment de la vie, etc. Heureusement pour moi, je n’en suis pas encore là.

Et maintenant… il n’y a plus qu’à tenter d’écrire, je suppose ?

Je ne mettrai pas ici le nom de toutes les personnes auxquelles j’ai pensé en écrivant ceci, que ce soit parce qu’elles m’ont inspiré sur cette question par leurs réflexions ou parce qu’elles ont compté dans ma vie à certaines périodes charnières dans les événements et tendances que j’ai racontés ici, mais je les remercie du fond du cœur.

Vinteuil


[1] Certes, certaines notes ne me servent qu’à rajouter de petites blagues. On ne se refait pas. Mais il n’y a pas que ça.

[2] Pour cet article, je n’utilise pas de point médian, pour des raisons qu’il serait oiseux de développer ici – je pense qu’il reviendra dans de prochains articles, rassurez-vous –, mais je ne voulais pas en revenir à un masculin neutre omniprésent pour autant. Dont acte. Il faut savoir varier ses pratiques d’écriture.

[3] Il doit y avoir d’autres choses, mais ce sont les principales catégories dont je me souviens.

[4] Avant de vous offusquer, avancez un peu et lisez la partie « L’historique de ma pratique d’écriture », je reviens sur cette affirmation.

[5] J’ai néanmoins conscience qu’il s’agit moins d’une évaluation objective de ce que j’ai pu faire ou non que d’une question d’image de moi-même, et des sujets psychologiques afférents. Peu importe qu’objectivement, ce soit beaucoup ou peu, puisque je suis de toute façon incapable d’appréhender la chose « objectivement » – mais qui peut prétendre aborder « objectivement » sa propre vie et ses propres attentes (et serait-ce souhaitable, d’ailleurs ?) ?

[6] C’est bien pourquoi je disais que je n’entends pas traiter ici de la question de la page blanche, qui me semble plus liée au fait de ne pas savoir quoi dire. Cela étant, je pense que le fait de savoir ce que je veux dire est précisément paralysant dans mon activité d’écriture, car je perds alors beaucoup d’intérêt au processus lui-même. Je suppose que je veux pouvoir me faire surprendre par le déroulement de ma pensée.

[7] Phénomène qui s’observe d’ailleurs à l’instant même où j’écris ces lignes. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi, ça veut dire beaucoup.

[8] De façon tout à fait honnête, cela s’explique très bien sociologiquement : issu d’un milieu survalorisant initialement le capital culturel, je veux avant tout être reconnu pour ce capital. Me trouvant dans des sphères professionnelles qui se concentrent plus sur le capital économique, il me faut bien trouver un exutoire pour assouvir ce besoin de reconnaissance-là. Ce n‘est sans doute pas très glorieux, mais ça s’explique (à défaut de s’excuser).

[9] Ce qui représenterait un certain effort : mais est-ce la perspective de l’effort ou ma répugnance profonde à abandonner certaines choses, mon obstination sans bornes, qui joue le plus ici ?

[10] Et comme on peut s’en douter, l’écriture du présent article représente une étape dans ce processus d’intériorisation de cette analyse. Quant à savoir si c’est la dernière étape, je n’en préjugerai pas.

[11] J’entends d’ici les remarques sarcastiques disant qu’adopter cette attitude n’est finalement qu’un autre habitus, celui du philosophe, trop habitué à vouloir parler de tout sans se renseigner sur ce qui a déjà été fait, plutôt que celui du chercheur en sciences sociales. Je ne peux pas dire le contraire, surtout que je ne suis finalement ni l’un ni l’autre, de manière professionnelle, s’entend : mais ce que je ne ferais pas pour d’autres sujets ou pour d’autres vies que la mienne, je me le permets pour tenter de comprendre ma propre vie. Peut-être à tort, peut-être à raison, qui sait ?

[12] On peut par ailleurs discuter de ce que signifie vraiment le terme « talent » : est-ce que ça existe réellement ? Est-ce que ce n’est jamais qu’un positionnement par rapport à certaines normes, elles-mêmes critiquables ? Autant d’interrogations totalement légitimes, mais que je n’entends pas traiter ici, car elles me semblent secondaires dans le cadre de ce texte, qui a aussi vocation à retracer un parcours psychologique, et donc les questions qui me passent par l’esprit – peu importe que ces questions que je me pose soient dès lors justes ou non.

[13] Il me semble impossible de dissocier ici la question de l’écriture et celle de la publication. Car, j’espère qu’on l’aura compris, tout ce dont je parle ici est l’écriture ayant vocation à rencontrer un public, pas celle que je produis pour moi et moi seul.

[14] Cela étant, je sais très bien que personne ne me demande d’écrire au niveau de Proust – ce que je serais évidemment incapable de faire. Et j’ai toujours essayé de ne pas me laisser immobiliser par ce phare de la littérature. Mais le poids des géants pèse quand même sur nos épaules.

[15] Bien sûr, les choses étant mal faites – ou les personnes se ressemblant se regroupant, je ne sais pas –, j’ai par ailleurs conscience que je peux aussi renvoyer cette image-là à certains de ces amis et amis, qui pourraient tenir le même discours vis-à-vis de moi.

[16] Je me leurre peut-être totalement, d’ailleurs, car le doctorat demeure un moment très spécial, mais en même temps, je ne suis pas sûr qu’il soit sain de vouloir se défaire de toutes ses illusions avant de les vivre et de laisser l’expérience les détruire progressivement.

[17] J’utilise de fait beaucoup la motivation extérieure : c’est pourquoi j’ai principalement écrit des textes de réaction à d’autres textes. Cela me donne l’opportunité, souvent sous l’inspiration de la colère, qui me motivent à mettre sur papier ce que je n’écrirais pas à partir de rien (quand bien même je pense déjà depuis longtemps ce que j’écris).

[18] Par ailleurs, je ne sais pas pourquoi, mais dans mon souvenir, on l’appelait aussi « nous cicéronien », mais je ne parviens pas à retrouver une occurrence de ce terme sur Google, à mon grand désarroi.

[19] Pour autant, est-ce que cela signifie que j’y échappe totalement ? Je n’en suis pas sûr. Surtout que je demeure, après tout, dans une démarche de reconnaissance intellectuelle, ce que je ne nie pas, même si elle ne résume probablement pas l’ensemble de mes motivations.

[20] Un jour, je lirai Hartmut Rosa. Un jour. Enfin, probablement. Peut-être. On verra bien.

[21] N’allons pour autant pas croire que je me pose là en dinosaure d’Internet : ce serait malvenu de ma part, à mon âge. Je n’ai pas utilisé ICQ, si c’est là la question. Mais malgré tout, reconnaissons qu’une partie des références Internet des années 2000 ont disparu.

[22] Que vous ne retrouverez jamais, mouhahahaha. Ce rire maléfique mis à part, j’ai fort heureusement conservé le mot de passe et mis hors ligne tous mes articles. Mais je n’écrivais pas en langage kikoolol, désolé de vous décevoir. Et avouez que rien qu’avec le terme « kikoolol », vous avez pris un sale coup de vieux.

[23] Et encore, c’était d’un certain côté pire quand on passait dans le supérieur, puisque toutes les informations de travail passaient alors dans les groupes Facebook de promo.

[24] Que voulez-vous, à l’époque, pour moi, Twitter était un réseau « de vieux », je n’aurais pas eu l’idée d’y aller dans ce cadre. Les choses changent.

[25] Je pense que j’étais en effet un profil, tant sociologiquement que psychologiquement, qui aurait tout à fait pu se retrouver sur ce forum, ce qui aurait probablement modifié en profondeur mes convictions actuelles. Je m’estime donc plutôt chanceux d’avoir évité cela.

[26] Je n’ai aucune idée de si ces discours sont toujours en vogue auprès des enfants et adolescents des années 2020, à vrai dire.

[27] Je parle bien là du militantisme en ligne, je n’ai pas du tout la même expérience du militantisme irl.

[28] Le plus triste étant que j’ai beau en être conscient, je ne parviens pas à me restreindre pour autant. Probablement une compensation pour des restes d’adolescence mal digérés, à une époque où j’étais très seul.

[29] Attention : je ne parle pas de moi, ici. Ma position de dominant me place dans une situation spécifique, et je ne prétends pas qu’il faut me laisser parler dans ce genre d’espaces. Mais je décris là des situations entre personnes concernées en ligne.

[30] La question de l’ « authenticité », toute truffée de références sartriennes qu’elle soit, me paraît ici quelque chose d’important. A vrai dire, dans d’autres traditions de pensées, elle prendrait d’autres noms, comme « vocation » chez certains chrétiens. Mes errements dans la pensée existentialiste me font privilégier celui-là, c’est-à-dire un terme qui désigne un certain type d’engagement au monde, qui paraît plus vrai, plus conséquent – et, ma foi, je l’aime bien –, mais vous pouvez bien entendu en prendre un autre.

[31] Techniquement, il y a bien des mouvements de revalorisation du « je » en recherche, mais ils demeurent très minoritaires, me semble-t-il.

[32] Il y aurait probablement beaucoup plus à dire sur cette question : comme on le voit, je crois beaucoup moins au talent individuel qu’aux processus et logiques institutionnels pour expliquer l’apparition de certains résultats. Ça ne me semble pas inutile de le rappeler, même si je ne peux/veux pas développer ici.

[33] Remarquons que ce n’est pas très compliqué, quand on maîtrise un sujet, de le présenter de telle ou telle façon, de passer telle ou telle chose sous silence, et ainsi de suite.

[34] S’il y a bien une chose qui me reste de la lecture de Nietzsche, c’est cette mauvaise tendance à parler de « santé », de « sain » ou de « malsain ». Après, je pense que je préfère ça à dire « pur » ou « impur ».

[35] Il suffit de voir les commentaires récurrents reçus dès que l’on utilise l’écriture inclusive dans ses articles. Véritable appeau à réactionnaires aigris, il semblerait que l’utiliser soit une excuse suffisante pour nombre d’entre eux pour ne pas lire, donc pour ne pas être confrontés à une argumentation divergente. C’est d’autant plus ironique, mais peu surprenant, que ce sont les premiers à reprocher cela à leurs adversaires politiques.

[36] J’ai hésité pour cette phrase entre le « on » et le « je ». Si le « on » me permet ici d’être plus général, je pense que j’ai au fond renoncé temporairement au « je » car je ne suis pas sûr de ce que j’affirme. Est-ce que je peux vraiment dire que j’ai suffisamment confiance en moi pour ne pas sombrer sous la critique extérieure ? Honnêtement, je n’en ai aucune idée. On le verra à l’usage.

[37] Si je ne prétends pas adhérer à toutes leurs œuvres de la dernière partie de leurs vies – L’empire des signes m’ayant laissé totalement froid –, je peux comprendre la séduction exercée par ce basculement.

[38] Bien qu’il soit sans doute lié à une certaine forme de violence symbolique.

Zététique, raison et positionnement politique : retour sur un éditorial de Bruno Andreotti

J’ai écrit ce billet pour le site Zet-Ethique – Métacritique à la base, ce qui peut expliquer les références au milieu sceptique francophone.

Cet article devait initialement être une réponse complète à « Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme », d’Andreotti et Noûs. Les personnes qui ont lu mes précédents articles sur le blog Zet-Ethique – Métacritique savent que j’aime décortiquer les textes de façon détaillée (souvenez-vous de Sur une route pavée d’embûches : mieux comprendre les sciences humaines et sociales). Malheureusement, l’éditorial faisant une quarantaine de pages, il m’aurait fallu en écrire bien plus pour répondre réellement dans le détail. C’est pourquoi j’avais renoncé à cette idée de réponse. Néanmoins, puisque cet éditorial est encore parfois cité, je présume qu’un retour, même plus court et moins précis, vaut mieux que rien. Soyez néanmoins prévenu·e·s qu’il s’agit plus d’un billet d’humeur que d’une analyse aussi complète que je l’aurais souhaité, comme le montre le nombre réduit de liens hypertextes, comparativement à mes articles précédents. Enfin, si cet article est écrit sous le format d’une réponse, il est surtout l’occasion de développer quelques points sur ce qu’est la zététique actuellement : comment définir la raison, quelques caractéristiques du mouvement zététique contemporain et la question de la sociologie des réseaux sociaux en particulier.

Fin août 2020 sortait un éditorial de la revue Zilsel, signé par Bruno Andreotti et Camille Noûs, intitulé Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme. Renouer avec l’éthique de la disputatio et le savoir comme horizon commun.

Pour commencer, situons nos trois « protagonistes ». La revue Zilsel est une revue de recherche de sciences humaines et sociales, paraissant tous les semestres, spécialisée sur les questions de science, technique et société. Son ambition, rappelée ici, est de « rendre compte des transformations passées et présentes des sciences et des techniques, qu’elles se situent du côté des sciences mathématiques, physiques, biologiques et d’ingénieur, ou du côté des sciences humaines et sociales, des humanités, des sciences juridiques ou économiques ; qu’elles relèvent aussi bien de savoir-faire incorporés que des artefacts, simples ou complexes, artisanaux ou industriels, obsolètes ou de pointe, dominants ou marginalisés ».[1]

Bruno Andreotti est chercheur en physique, spécialisé en mécanique des milieux continus, de physique non linéaire et de physique statistique. Il fait partie du groupe Jean-Pierre Vernant, collectif d’universitaires engagé dans le débat public, qui a par exemple sorti des articles critiques sur la loi de programmation pluriannuelle de la recherche ou sur les fraudes scientifiques.

Camille Noûs, enfin, est, comme le groupe Jean-Pierre Vernant, un intellectuel collectif : il s’agit d’un collectif scientifique créé le 20 mars 2020, dont les recherches s’inscrivent dans la tradition du rationalisme critique. Citons leur présentation : « À l’image de Bourbaki, Henri Paul de Saint Gervais ou Arthur Besse en mathématiques, ou Isadore Nabi en biologie, Camille Noûs est un individu collectif qui symbolise notre attachement profond aux valeurs d’éthique et de probation que porte le débat contradictoire, insensible aux indicateurs élaborés par le management institutionnel de la recherche, et conscient de ce que nos résultats doivent à la construction collective. C’est le sens du « Noûs », porteur d’un Nous collégial mais faisant surtout référence au concept de « raison », d’« esprit » ou d’« intellect » (« νοῦς ») hérité de la philosophie grecque. ».

Cependant, l’éditorial utilisant le « je », je me contenterai le plus souvent par la suite de dire « Andreotti » plutôt que « Andreotti et Noûs ».

Débats et guerres de tranchée chez les rationalistes

L’éditorial de Bruno Andreotti entend tracer une distinction claire entre le courant rationaliste et un milieu « pseudo-rationaliste », ce dernier regroupant selon les auteur·trice·s « des « sceptiques », des zététiciens, des vulgarisateurs, des militants « libertariens », des cadres, des ingénieurs et des jeunes chercheurs », au détriment de ce dernier. Sans grande surprise, des réactions ulcérées ont émergé au sein de la communauté zététicienne à la lecture de ce qui a été perçu comme un amalgame sans fondement.

Ainsi, dans cet éditorial, apparaissent des noms souvent cités en zététique. L’un d’eux, Acermendax pour ne pas le nommer, figure reconnue de la zététique, co-auteur de la chaîne YouTube La Tronche en Biais, a écrit un article de blog en réponse à cet éditorial : Réponse avant la polémique : la croisade de Bruno Andreotti contre les pseudo-rationalistes.

Au vu du ton quelque peu enlevé des deux textes – ça tire à balles réelles, si on me passe l’expression –, il est difficile d’adopter une tierce position, sans risquer de se faire canarder des deux côtés. Pourtant, puisque Zet-Ethique – Métacritique s’est positionné depuis sa création contre les potentielles dérives scientistes de la communauté zététicienne, il me semble nécessaire d’apporter un autre point de vue.

Nous avons d’ailleurs eu quelques débats en interne à propos de cet éditorial. Je rappelle donc ce que nous avons toujours affirmé, dès notre présentation : « En effet, nous avons la caractéristique d’être extrêmement exigeant·e·s sur les idées que nous défendons (c’est ce qui nous rassemble), et cela aura pour conséquence probable que nous ne serons pas forcément toujours tous et toutes d’accord sur tout (voir que la plupart du temps nous ne soyons pas d’accord sur plein de choses). D’autre part ne publier que ce qui fait consensus entre nous conduirait à des débats interminables et l’impossibilité de finalement publier ces contenus. ». Bref, comme d’habitude, un article paru sur ce blog n’engage que son auteur·trice, et cela ne signifie pas que nous sommes tou·te·s aligné·e·s sur chaque contenu. Si le « nous » apparaît dans ce texte, il s’agira soit d’un tic d’écriture, soit de l’agglomération entre l’auteur et les lecteur·trice·s, mais pas d’une position commune.

Cette précision faite, que dire de l’éditorial de Bruno Andreotti et Camille Noûs ? Si l’intention paraît louable, et si nous pouvons nous retrouver sur certains constats, il me faut néanmoins m’en dissocier, et ce, pour plusieurs raisons.

La première raison est le manque de rigueur analytique de ce papier. Malgré une érudition louable et un vrai travail de recherche et de présentation d’événements sur plusieurs décennies, l’analyse est hélas trop unidirectionnelle. Ce n’est pas un bon travail de sociologie : et même si Bruno Andreotti n’est pas spécialiste en la matière, et qu’il le précise dès les premières lignes, une telle tentative d’analyse ne peut que relever de ce champ disciplinaire. Or, en l’occurrence, il apparaît clairement que ce papier est trop confus : les liens apparaissent forcés, il manque la description des stratégies d’acteur·ice·s du champ, le rapport entre les mouvements rationalistes français et américain est difficile à comprendre…

Inversement, certains problèmes soulevés par l’article me semblent justes (par exemple, le refoulement dans le milieu de la première décennie de la zététique, les années 1990, et l’importance qu’y ont joué Blanrue et son Cercle Zététique ; ou le problème de la monopolisation de l’expression scientifique).

On rétorquera peut-être qu’il s’agit là d’un travail faute de mieux : en effet, nous manquons pour le moment de travaux sociologiques de qualité sur les mouvements rationalistes. J’ose espérer que ce n’est que provisoire, et certaines personnes se sont déjà mises au travail sur le sujet, mais la situation est là. Cela rend d’autant plus difficile de critiquer cet éditorial, car je ne peux pas proposer de contre-analyse plus sérieuse – il faudrait quelques années de travail pour cela. Cela ne doit pas pour autant nous empêcher d’effectuer un travail de critique, mais celui-ci ne peut être que partiel. D’un certain côté, je ne peux me positionner que comme Bruno Andreotti, c’est-à-dire comme un simple praticien, un acteur parmi de nombreux autres de la sphère zététicienne, et en tant que tel, mes positions sont aussi critiquables.

La deuxième raison est le manque de précision dans son travail de définition, en particulier celui de ce qu’il appelle les milieux pseudo-rationalistes et celui de la raison. C’est aussi une des motivations de cet article : c’est l’opportunité d’approfondir ce travail, même si cela nous entraîne parfois hors des limites de l’éditorial.

Néanmoins, je me dois de souligner un point : si j’insiste autant sur le manque de rigueur technique de cet article, c’est en grande partie contextuel. En effet, je trouve que ce texte surjoue la légitimation scientifique : il paraît dans une revue de recherche sérieuse et la première phrase commence par « Comme scientifique, comme universitaire et comme rationaliste, je […] ». Or, si l’on entend arborer la légitimité et l’autorité scientifique, on est censé produire un résultat à la hauteur de cette revendication (ce qui ne me semble pas le cas ici) et être jugé selon les critères du champ académique. C’est pourquoi je m’attarde aussi longuement sur cette question : il y a dans cet éditorial un contraste entre les prétentions affichées et la méthodologie adoptée. On ne juge pas un texte paru dans une revue de recherche comme un article de blog ou un éditorial de journal national.

Pour conclure cette introduction, avant d’attaquer le détail de ce long éditorial, disons qu’il est dommage de tenir des conclusions en partie valables avec une méthodologie aussi bancale.

Raison et raisons

M. Andreotti, en bon rationaliste, développe une conception de la raison mythifiée au début de son article. Si l’on veut être précis, l’éditorial commence par une distinction entre raison et raison (en italique – je conserve cette distinction typographique pour la suite). La raison s’entendrait comme « l’ensemble de facultés cognitives qui permettent le raisonnement » ; la raison en italique, en revanche, serait « le trait dominant de l’imaginaire occidental ». Autrement dit, il convient de faire la distinction entre la faculté et la représentation. Mais comme la faculté disparait immédiatement du texte, je ne suis pas sûr de voir en quoi cette distinction est utile.

Concentrons-nous donc sur la raison comme « trait dominant de l’imaginaire occidental ». S’il est toujours intéressant de dénaturaliser ce genre d’idoles, en rappelant effectivement les inscriptions de celles-ci dans l’histoire et les sociétés, il faut néanmoins constater ici que M. Andreotti bascule dans une simplification à outrance de l’histoire de l’inscription de la raison dans le narratif occidental.

Le problème principal est ici le côté autoréférentiel donné par la définition : si la raison est par définition même le « trait dominant de l’imaginaire occidental », elle exclut toute analyse comparative, toute possibilité de voir s’il s’agit là ou non d’une spécificité propre à l’Occident, et ainsi de suite. Il est certain que s’approprier ainsi un tel terme ne peut que conduire à des oppositions très fortes, puisque cela exclut d’office toute civilisation non-occidentale, qui n’aurait pas su voir tous les attraits de la grande raison. Autrement dit, conserver ce terme pour souligner une idée, intéressante au départ, ne peut que conduire à la confusion et à la polarisation des opinions.

Remarquons que ce narratif, selon lequel Occident et raison (puis Lumières et raison) sont indissociables, revient souvent sous la plume des rationalistes. Ce qui est compréhensible, puisqu’il les flatte profondément. Relisez ce début d’éditorial : rien de négatif sur la raison, qui semble au contraire parée de toutes les vertus. « Interrogation illimitée sur le monde », « recherche de la vérité comme horizon commun », « fondement de la science », « fondement démocratique de la politique », etc. Si vous ne voyez pas le souci, questionnez-vous sur vos propres présupposés, sur ce qui vous semble sacré et sur ce que vous voulez ou pouvez critiquer[2].

On pourrait me dire que je chipote : rien n’est plus faux[3]. Cet exemple, a priori anodin, nous éclaire sur ce qui nous attend dans ce texte : Bruno Andreotti, hélas, par manque de rigueur conceptuelle et analytique, s’égare trop souvent, ce qui entache cet éditorial et ne peut que conduire à de telles critiques, mais aussi à la construction de fortes oppositions à sa pensée (oppositions que nous avons pu voir au sein du milieu zet, d’ailleurs).

Positionnement et gatekeeping

Avant de parler plus en détail des questions sociologiques liées à l’article, j’aimerais développer un point : celui du positionnement de Bruno Andreotti, qui se présente ici comme un rationaliste alertant sur les dérives liées à un « pseudo-rationalisme ».

Si l’on peut comprendre le désir de ne pas être associé·e à ce qu’on estime être des dérives d’un mouvement auquel on appartient, il faut quand même se demander quelle est l’efficacité d’une telle pratique et par extension, quelle est sa pertinence.

C’est une posture qui revient assez régulièrement (elle se retrouve par exemple beaucoup dans les postures confusionnistes de groupes prétendant être la « vraie gauche », là où ils ne sont plus que des trublions minoritaires et bruyants exclus par le camp qu’ils voudraient représenter : Sokal, le Printemps républicain, les Charles, etc.), car elle offre un certain confort : celui de « gardien du temple ».

Hélas, cela ne conduit bien souvent qu’à cristalliser des divergences qui auraient pu être résolues différemment. Mais restreindre les divergences d’opinion, de ligne, de stratégie à une essentialisation entre « vrai mouvement » et « faux mouvement » ne conduit qu’à se couper des gens auxquels on entendait s’adresser.

On pourrait répondre qu’il s’agit moins de les convaincre que de s’adresser à un public tiers. Cela serait peut-être efficace si les mouvements qui se définissent comme « les vrais » n’étaient pas déjà minoritaires au moment où ils s’alarment de ce qu’ils identifient comme des « dérives ». Or cette position minoritaire les contraint non seulement à s’isoler de plus en plus, mais aussi à s’exclure d’office du mouvement qu’ils prétendent pourtant représenter dans sa plus grande pureté. Cela les conduit parfois à se rattacher ensuite à d’autres mouvements préexistants pour tenter de conserver une audience, et ainsi à se fondre dans ces mouvements (qu’ils pouvaient pourtant prétendre combattre initialement) : on voit cette dérive assez clairement dans certains mouvements ou certaines personnalités se disant « de gauche » qui en sont réduits à appeler à voter pour la droite contre les partis de gauche[4].

Remarquons que d’autres stratégies sont possibles dans ce genre de cas : il est en effet possible d’établir une espèce de « digue sanitaire », en reniant toute légitimité à ces « dérives » et en refusant d’en parler ou d’entrer en débat avec elles, conduisant ainsi souvent à rétrécir leur audience, et en ne donnant aucun accès à la sienne à ces « nouvelles » idées. Travailler de son côté, en proposant ainsi une alternative solide, est alors bien plus efficace que de se perdre dans une guerre de positions.

J’anticipe ici la critique facile que l’on pourrait m’adresser en tant que membre de Zet-Ethique – Métacritique (ZEM), collectif notoirement connu pour être critique de certains pans de la zététique : ZEM n’a jamais prétendu être le représentant d’un « vrai scepticisme », en tentant d’excommunier une prétendue « fausse zététique ». Au contraire, son positionnement a toujours été celle d’une critique interne au sein d’un mouvement dont il ne nie pas la légitimité à exister, mais dont il a toujours cru qu’il pouvait s’améliorer. Ce collectif n’est constitué ni des plus pur·e·s, ni des uniques représentant·e·s du mouvement, et n’a jamais prétendu l’être.

Au point, d’ailleurs, et il faut le préciser, qu’une partie des membres du collectif ne se définit plus aujourd’hui comme zététicien·ne·s ou sceptiques. Tendance qui ne semble pas spécifique à ce collectif d’ailleurs, mais qui semble la tentation de beaucoup de gens de la sphère zététicienne ces temps-ci.

Quelle raison voulons-nous défendre ?

En réponse à ma critique, j’entends déjà la question suivante : « Que proposez-vous alors ? » Si je critique ici la conception de la raison des rationalistes (bien que, il est vrai, on pourrait rétorquer que la vision proposée par M. Andreotti n’est pas celle de l’ensemble des rationalistes – à cela, je répondrai qu’elle me semble a minima partagée par certains rationalistes, dont quelques-uns peuvent faire partie du milieu de la zététique, et qu’il faut donc en traiter), que puis-je proposer comme définition de la raison ?

Il ne s’agit pas, contrairement à ce que des détracteur·trice·s peuvent dire, de défendre l’irrationalisme, ou de rejeter d’emblée la raison. Cela, nous le laissons à d’autres, et après tout, si Zet-Ethique – Métacritique porte ce nom, si certains de ses membres continuent à se considérer comme faisant partie du mouvement de la zététique, c’est aussi parce que nous croyons toujours à l’utilité de la défense des sciences – de toutes les sciences – et par extension à l’utilisation et à la défense de la raison[5].

Cependant, il faut aussi voir que je critique le caractère sacré que lui donnent certaines personnes, qui en font une idole indétrônable. Non, la raison n’est pas l’alpha et l’oméga de l’humanité. Je reprendrai ici l’exemple classique kantien : le champ métaphysique échappe à la raison. Autrement dit, la raison ne permet pas de répondre à certaines questions comme l’(in)existence de Dieu.

Aussi, et c’est là tout l’intérêt de la critique, il faut en avoir une vision plus nuancée. La raison est un outil (une « faculté » si l’on préfère). Un outil utile, un outil qui peut être perfectionné, sans nul doute. Mais juste un outil, dont tout le monde est pourvu, et que tout le monde utilise. Comme tout outil, il peut être plus ou moins bien utilisé. Et s’il apporte de nombreuses avancées pour analyser des situations, il ne peut prétendre être le seul instrument d’analyse, ni être capable de donner l’ensemble des réponses que nous pouvons chercher. Autre exemple : deux raisonnements opposés peuvent être tous deux logiquement parfaits, et pourtant aboutir à des conclusions divergentes. En effet, les prémisses de ces raisonnements peuvent être différentes (sachant qu’il n’est pas nécessairement possible de trancher rationnellement entre ces prémisses). Allons même plus loin : avec les mêmes prémisses, et sans erreur de logique, il est en théorie possible d’accéder à des conclusions différentes, selon le poids relatif que l’on va accorder à tel ou tel argument. Ce poids relatif va en effet être déterminé par de nombreuses choses : l’expérience personnelle, la sensibilité, les intérêts, le positionnement social, et ainsi de suite. Or qui peut sérieusement penser, sans se leurrer lui-même, qu’iel est plus neutre qu’autrui sur ces sujets-là ? Qui peut considérer que son expérience de vie est plus réelle que celle d’autrui ?

Je ne prétends pas que la raison est un outil inférieur à je ne sais quelle intuition, ce dernier concept m’ayant toujours laissé dubitatif. Mais la raison possède aussi ses limites intrinsèques[6], et ne peut malheureusement pas, même si nous le voudrions bien, apporter toutes les réponses à l’ensemble des questions que nous pouvons nous poser. Après, chacun·e peut la compléter avec différents outils : certain·e·s trouveront dans la foi, d’autres dans l’art, et ainsi de suite, d’autres réponses. Ce qui ne signifie bien sûr pas qu’il faille pour autant faire l’économie de la raison : qui jetterait un outil si pratique ? Mais un outil demeure un outil : il répond à certains objectifs, certaines utilisations, et pas plus.

Comment définir les milieux rationalistes et pseudo-rationalistes ?

Passons maintenant à la partie plus sociologique de l’article. L’éditorial de M. Andreotti nous parle de : « un milieu que je qualifierai ici de pseudo-rationaliste, mêlant des « sceptiques », des zététiciens, des vulgarisateurs, des militants « libertariens », des cadres, des ingénieurs et des jeunes chercheurs ».

Une partie de la violente réaction des zétététicien·ne·s contre cet éditorial provient de cette définition. Le souci est qu’elle mêle d’office des mouvements qui ne sont pas nécessairement liés a priori.

S’il est vrai qu’un certain rapport à la raison, tendant parfois vers la dérive scientiste, peut parfois les réunir, il est douteux de considérer que ce seul rapport suffise à les rassembler dans un même « milieu pseudo-rationaliste » : un seul critère n’est généralement pas assez pour élaborer une communauté.

Il conviendrait dès lors d’argumenter cette définition, et en particulier les critères ayant permis de les amalgamer. Observons donc la suite : « Le réseau social Twitter constitue un terrain d’observation privilégié de la constitution d’une communauté pseudo-rationaliste. » et « La communauté pseudo-rationaliste y est composée de quelques centaines de personnes, hyperactives en ligne, pour la plupart sans production scientifique (hormis quelques doctorants, souvent en thèse industrielle ou en reprise d’études). Les ingénieurs y sont fortement représentés, et en particulier ceux de grandes entreprises publiques privatisées. On y compte aussi quelques dizaines d’agriculteurs et une cinquantaine de militants « libertariens », les « Ze », formant un sous-milieu radicalisé de cadres commerciaux, de traders, de cadres d’assurance, etc. Parmi les figures saillantes du milieu pseudo-rationaliste en ligne, on compte trois journalistes, Emmanuelle Ducros (L’Opinion), Geraldine Woessner, (Le Point) et Peggy Sastre (Le Point et Causeur), un animateur de télévision, Olivier Lesgourgues dit Mac Lesggy, un entrepreneur « libertarien », Laurent Alexandre, des communicants vulgarisateurs de GRDF, d‘EDF, d’Orano (ex-Areva), de BASF et de Bayer, ainsi que des youtubeurs du mouvement zététique/sceptique. La tribune #NoFakeScience a récemment servi à fédérer ce milieu. Sur Twitter, les « Ze », les « Zet » et les autres forment une communauté solidaire mais hétérogène, portant des attaques en meute et, se défendant en adoptant la posture du martyr numérique que je décrirai plus bas ».

Voilà qui ne peut que nous surprendre. Si je suis d’accord sur le fait qu’on ne peut pas comprendre l’activité en ligne de ces communautés (les Ze, les Zets…) sans prendre en compte leur activité sur Twitter, j’ai du mal à percevoir en quoi ce réseau serait « un terrain d’observation privilégié ». Je ne me prononce pas pour les Ze, que je connais mal, mais les zététicien·ne·s sont présent·e·s sur Facebook, sur YouTube, sur Discord, sur des blogs, et tout simplement irl/hors-ligne, avec nombre d’associations dédiées dispersées dans le monde francophone (et anglophone, mais je me concentre sur la partie que je connais le mieux, à savoir la partie francophone). Chacun de ces mediums[7] est investi différemment, et les discussions sur Twitter ne sont pas équivalentes à celles sur Facebook ou aux vidéos YouTube. Dès lors, comment justifier que Twitter soit plus spécialement représentatif que, par exemple, le groupe Facebook Zététique et ses 29 000 membres ?

Cette question de la représentativité de la communauté étudiée revient par la suite. Par exemple, on trouve ceci un peu plus loin dans le texte : « N’étant pas sociologue mais physicien, je n’ai pas fait d’enquête sur ce qui a conduit à la cristallisation, en quelques années, de ce milieu. Je reprendrai ici un témoignage représentatif, recueilli sur un blog de soutien à Géraldine Woessner » : pourquoi ce témoignage est-il représentatif ? Quels sont les critères de représentativité adoptés ? Nous n’en savons rien.

Il n’est évidemment pas impossible de faire de belles études sociologiques sur les réseaux sociaux, y compris Twitter. Mais cela nécessite l’usage de méthodes d’analyse et d’enquête spécifiques, qui se sont bien développées ces vingt dernières années, mais qu’on ne peut pas esquiver d’office au profit d’une simple recherche de mots-clés ou selon ce qui apparaît sur notre TL. Pour les personnes intéressées, vous pouvez par exemple lire cet article, qui détaille bien le cheminement méthodologique adopté : Les retours d’une exploration méthodologique croisant données Twitter, recrutement via Facebook et questionnaires web.

Finalement, si je saisis bien, pour Bruno Andreotti, trois critères permettent de relier les Ze, les Zets et les quelques personnalités citées (mais comme ces critères ne sont pas explicités, je peux me tromper) :

  • Un discours fondé en grande partie sur un appel à la raison (d’où l’appellation « pseudo-rationalistes »).
  • Une sociologie commune, avec une surreprésentation des ingénieurs, en particulier.
  • Des actions communes, comme la signature de la tribune #NoFakeScience.

Le problème étant que ces trois points ne sont finalement pas illustrés. Premièrement, un discours fondé sur « la raison » n’est pas l’apanage des rationalistes, contrairement à ce que ces derniers veulent croire[8]. Ce qui est logique, puisque, pour paraphraser Descartes, la raison « est la chose du monde la mieux partagée », ou disons plus modestement un outil dont tout le monde dispose.

Ensuite, cette idée d’une sociologie commune de ces différents groupes me paraît discutable. Discutable au sens où elle n’est pas prouvée. Entendons-nous bien : à titre personnel, si je fais une sociologie spontanée des milieux sceptiques, j’ai aussi tendance à penser qu’ils comportent une surreprésentation d’hommes blancs, cisgenres, hétérosexuels, avec un background d’ingénieur et une fascination pour certains résultats des sciences formelles. Remarquons qu’une surreprésentation ne signifie pas non plus l’absence d’autres personnes en interne. Mais ne disposant pas d’études sur la question sous la main, je n’en fais pas plus que ce que c’est : une simple hypothèse. Peut-être est-elle juste, peut-être est-elle fausse : on le verra bien quand sortiront plusieurs travaux de sociologie sur la question[9].

Enfin, les actions communes, ou plutôt l’action commune, puisqu’une seule est citée : la tribune #NoFakeScience… qui a déchiré le milieu zet, en donnant lieu à d’interminables débats sur sa pertinence. J’ai vu des gens regretter de l’avoir signée a posteriori, par exemple. Exemple qui a fait du bruit, je ne dis pas le contraire, mais dont on peut se demander s’il est réellement exemplaire et représentatif.

Pour conclure cette partie, je dirai deux choses. D’une part, distinguer aussi drastiquement rationalistes et pseudo-rationalistes me paraît une gageure, si tant est que cette distinction ait un vrai sens. Cela d’autant plus que la sociologie des « pseudo-rationalistes » proposée par M. Andreotti me paraît mélanger des groupes sans le justifier correctement, à cause d’une faiblesse méthodologique : comment ne pas être sceptique sur le résultat et ne pas comprendre les critiques qui se sont élevées contre cet éditorial ?

D’autre part, oui, à titre personnel, je veux bien croire à une perméabilité possible de ces différents milieux : qu’on puisse trouver certains zets qui finissent Ze, c’est possible, ou vice versa. Mais il y a un fossé entre dire ça et considérer que Laurent Alexandre est l’aboutissement logique du parcours des zététicien·ne·s : et cette dernière idée me paraît aberrante. De même, cela mésestime les tendances internes à ces milieux : ainsi, si Peggy Sastre était effectivement bien vue dans les milieux zets il y a quelques années, elle y est aujourd’hui largement persona non grata (il me semble cela dit que ce n’est pas toujours pour les bonnes raisons, mais enfin, je ne crache pas sur le résultat).

Remarquons par ailleurs que je ne peux que condamner les réactions engendrées par l’annonce de l’article à l’encontre de Bruno Andreotti : « Ainsi, l’annonce du présent article m’a valu six menaces de procès, la collecte et la diffusion des quelques photographies en ligne où je figure, la recherche de mon adresse privée et une incroyable cohorte d’insultes. » Tristes réactions, hélas peu surprenantes, mais clairement inacceptables.

Comment définir la zététique ?

« On trouve dans ce témoignage toutes les caractéristiques de la communauté pseudo-rationaliste : la solitude dont se nourrit toute communauté dogmatique et sectaire ; une formation scientifique lacunaire conduisant à ne jamais avoir été confronté à la recherche scientifique ; une formation en autodidacte, par la vulgarisation sur internet ; le colportage de fantasmes scientifiquement réfutés comme la fusion froide. Le pseudo-rationalisme se nourrit ainsi de la frustration de cadres supérieurs qui conjuguent un attrait pour la science et un éloignement prolongé vis-à-vis de sa pratique : la formation professionnelle des Grandes Ecoles ne les a jamais confrontés qu’a des problèmes qui admettent des solutions calculatoires préétablies. Il témoigne de l’héritage délétère du système napoléonien, fondé sur le concours, qui n’a jamais réussi à se reformer pour se rapprocher du système humboldtien, fondé sur la science », nous dit l’éditorial.

Il est amusant de retrouver ici certaines critiques que j’aurais aussi tendance à faire à la communauté zet. Une version cependant déformée et radicale, qui ne me semble pas correspondre à la réalité. Voyons cela plus en détail, sachant que je ne vais traiter ici que de la question de la zététique, à la fois à cause des réactions suscitées et parce que je ne m’estime pas compétent pour parler des milieux libertariens.

On voit souvent une opposition claire dans l’approche de ce qu’est la zététique. Pour certains, elle est une méthode, que n’importe qui peut adopter, constituée de notions tels que les sophismes ou l’esprit critique. Pour d’autres, elle est une communauté, fondée sur des références communes et des comportements et profils spécifiques.

Les premières personnes refusent souvent de considérer que ces comportements spécifiques existent : elles se considèrent indépendantes et ne s’estiment pas engagées par le comportement d’autres personnes pouvant se réclamer de la zététique. Si cela peut se comprendre a priori, cette tendance conduit à sous-estimer les logiques et les occurrences répétées de certains réflexes et réactions. Ainsi, il suffit d’aborder certains sujets spécifiques pour savoir quelles réactions émergeront (alors même que ce seront à chaque fois des personnes différentes qui auront ces réactions) : abordez, par exemple, sur les groupes Facebook consacrés à la zététique l’affaire Sokal, les espaces en non-mixité, les questions religieuses ou la vaccination, et invariablement, les mêmes termes, les mêmes comportements reviennent.

Remarquons que considérer que quelqu’un fait partie d’une communauté ne signifie pas que tous les membres de ladite communauté vont se comporter de façon exactement semblable. En revanche, leurs comportements seront limités et traçables sur un éventail de possibilités limitées. Si sortir de cet éventail demeure possible, bien que difficile (car les possibilités annexes sont souvent exclues d’office de l’ordre du pensable), les personnes qui en sortent s’exposent à des sanctions sociales (perte de relations, déni de légitimité, insultes, potentiellement harcèlement, etc.)

Ajoutons à cela les références communes en zététique, comprises essentiellement par les personnes internes au débat : les YouTubers phares du milieu, les associations, le vocabulaire, etc. Mais aussi l’existence de groupes rivaux (groupes qui n’ont pas forcément d’organisation précise : en ce sens, ils sont parfois plus construits par les zets comme des figures repoussoirs que réels) : les complotistes, les « tenants », les adeptes du paranormal… L’ensemble de ces raisons me conduit en effet à privilégier une analyse en termes de communauté plutôt qu’en termes de méthode, en particulier parce que cela permet de mieux comprendre les débats et les mouvements en cours au sein de la zététique.

J’entends au moins deux raisons qui pourraient conduire à refuser ce terme (elles sont peut-être fausses, et il y en a peut-être de nombreuses autres). Je peux présumer que la première est d’ordre, disons, psychologique : au vu de « l’individualisme »[10] prôné comme valeur sociale permanente, il est difficile pour beaucoup de reconnaître que leurs comportements sont souvent calqués sur ceux de leur groupe de référence et que leur prétendue originalité n’existe pas. La deuxième relève de la connotation devenue largement négative du terme « communauté » en français[11] : pour les personnes que cela dérange, nous pouvons tout aussi bien parler de « milieu zététique » ou de « sphère zététique », cela ne changera pas grand-chose.

A vrai dire, je peux bien admettre qu’initialement, la zététique ne soit qu’une démarche, qu’une méthode. Mais il est impossible de dire qu’elle n’est plus que cela, précisément grâce à son succès : en agglomérant de plus en plus de personnes, elle ne pouvait que créer des logiques et des règles internes (même tacites), un corpus de références, et ainsi de suite. Tout cela suffit largement à caractériser une communauté.

La difficulté suivante demeure cependant de définir cette communauté. Si, comme je l’ai dit, il me semble difficile d’en faire une analyse sociologique autre que spontanée, il est possible de passer par les objectifs prônés, solution certes insatisfaisante, mais, espérons-le, provisoire. J’en vois au moins trois, qui ont évolué au cours du temps. Initialement, « défense de l’esprit critique » ou « autodéfense intellectuelle » (encore faut-il savoir ce que cela signifie, ce qui n’a rien d’évident), passée par « l’explication scientifique des phénomènes paranormaux » et aujourd’hui globalement « mouvement pro-sciences », la zététique demeure floue.

Flou qui n’est pas nécessairement un problème, cela dit. Si une évolution pareille peut s’expliquer à la fois par les liens entre ces différents phénomènes et par le manque de rigueur théorique de la zététique[12], et au-delà des oppositions entre ces différentes conceptions, je me contenterai d’une ébauche de définition du mouvement actuel. J’appelle néanmoins à la prudence et la nuance sur cette définition, puisque je peux difficilement la documenter : elle n’a pas la solidité d’un travail scientifique sur la question.

Avant tout, la zététique est devenu un mouvement parascientifique autonome. Cette autonomie s’explique par la présence d’un corpus de références qui lui sont directement liées (les chaînes YouTube d’Hygiène Mentale, de la Tronche en Biais, le podcast de Scepticisme Scientifique, mais aussi les notions d’esprit critique, de sophismes, les ressources internes sur le complotisme, la vaccination, le paranormal, et j’en passe). Ce corpus peut permettre aux personnes se revendiquant zététicien·ne·s de vivre dessus, sans aller voir plus loin. Remarquons que ce n’est pas nécessairement un souci : la constitution de cette autonomie est par exemple indispensable pour qu’une discipline finisse par devenir une science à part entière[13].

Cependant, la zététique n’a pas, pour le moment, évolué en science, comme nombre d’autres disciplines existantes. Pour cela, il aurait fallu une récupération du mouvement par des instances légitimes (en l’occurrence, les instances universitaires) : certes, il existe quelques départements (à l’université de Nice-Sophia Antipolis par exemple) et une ou deux revues de recherche (comme celle de l’Union Rationaliste), mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait que cela essaime plus, qu’il y ait une production plus diversifiée, nombreuse et régulière, ainsi qu’une reconnaissance institutionnelle[14], pour qu’il y ait vraiment constitution d’une discipline plus scientifique et rigoureuse.

A vrai dire, cela ne serait pas bien grave si la zététique n’avait pas pour idée de se prétendre défenseuse des sciences (rôle par ailleurs utile, mais ici mal rempli). Malheureusement, il faut constater que, dans une large partie des cas, cette idée de la défense des sciences se traduit par une fétichisation des résultats des sciences (et encore, de certaines sciences en priorité : la biologie, la physique, bref, des sciences formelles) et non par un intérêt au déroulement des sciences et à la manière dont se construisent les résultats scientifiques. Au point qu’il m’arrive de me demander si la zététique, dans certains cas, ne finit pas par éloigner des sciences plus qu’elle n’en rapproche (au sens où certaines personnes peuvent se croire suffisamment expertes sur tel ou tel sujet pour ne pas aller lire directement les résultats scientifiques sur ledit sujet, voire finissent par prendre de haut des scientifiques qui leur expliquent qu’elles ont tort, au nom du rejet de l’argument d’autorité. Rejet a priori valable, mais qui peut finir par se transformer en rejet de l’expertise, ce qui est plus ennuyeux[15]).

Une fois tout ceci posé, nous pouvons revenir aux critiques de l’article. Une « communauté dogmatique et sectaire » ? Non. Mais une communauté qui court ce risque, si elle continue de vouloir évoluer vers une autonomie accrue au lieu de devenir soit une tentative scientifique en soi, soit un mouvement de défense des sciences, donc nécessairement second par rapport à ces dernières.

Une « formation scientifique lacunaire conduisant à ne jamais avoir été confronté à la recherche scientifique » ? C’est vrai. Mais peut-on le reprocher aux zets ? Non. On peut beaucoup plus le reprocher au système éducatif français, qui survalorise les filières ne montrant pas ce qu’est de faire de la recherche au cours des études (grandes écoles, médecine, droit). En outre, il ne faut pas nier l’envie d’apprendre ce que sont les sciences au sein du mouvement zététique : si les méthodes pour apprendre ne sont pas les bonnes, il n’y a au moins pas un rejet d’office des sciences. C’est une erreur, pas une tromperie, si l’on préfère.

Une « formation en autodidacte, par la vulgarisation sur Internet » : oui, et alors ? Il y a de l’excellente vulgarisation sur Internet. Et encore heureux que l’on puisse apprendre en autodidacte. Cela étant, le souci peut être plus quand on se contente de la vulgarisation, sans essayer d’aller plus loin, et en croyant qu’ainsi, on peut être expert. La vulgarisation est excellente pour mettre le pied à l’étrier, pour donner de nombreuses informations sur des sujets très divers, mais n’entend pas remplacer les articles de recherche (qui permettent d’explorer les points précis) ou les livres[16] (qui contiennent souvent plus d’informations).

Le « colportage de fantasmes scientifiquement réfutés comme la fusion froide » : chez les Ze, peut-être, je ne sais pas, mais chez les zets, j’ai plus de doutes. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir un certain fantasme de la solution technologique parfaite, ainsi qu’un certain scientisme présent dans le milieu, mais il y a un cap entre ça et les « fantasmes scientifiquement réfutés ».

Enfin, j’adore l’idée de la « frustration de cadres supérieurs » : qu’en sait-on ? Plus généralement, la tentation de psychologiser le comportement d’autrui, si elle est fort présente, ne permet la plupart du temps pas de saisir correctement les stratégies des différents acteurs, les raisons de leurs comportements, et ainsi de suite. Quant aux « cadres supérieurs », encore une fois, il conviendrait de le prouver (et pas sur la base de deux ou trois témoignages divers).

Si je ne serais pas aussi sévère sur la « formation professionnelle des Grandes Ecoles », qui est un peu plus que la confrontation à « des problèmes qui admettent des solutions calculatoires préétablies », il faut néanmoins reconnaître que la dualité du système éducatif français entre universités et grandes écoles a en effet tendance à éloigner une partie de la population de la pratique de la recherche. Ce qui est gênant quand cette même population se trouve en situation de décider des crédits donnés à la recherche, mais c’est un autre sujet.

Pour conclure cette partie, notons que, si je peux me retrouver dans une partie des critiques que Bruno Andreotti adresse au milieu « pseudo-rationaliste » (et que j’applique ici au mouvement zet), ce n’est bien que dans une partie, car ses critiques me semblent trop outrées pour être réalistes.

Histoire et direction de la zététique

Il faut en revanche saluer le rappel de l’histoire de la zététique, en particulier du cas Blanrue, opéré par M. Andreotti. Il est trop facile pour un mouvement d’oublier ses propres origines et de soit prendre ses ancien·ne·s membres de haut, soit d’au contraire les passer par pertes et profits comme s’iels n’avaient jamais existé. En ce sens, les exemples pris de climato-scepticisme développés par des figures qui ont eu une reconnaissance au sein du milieu zet à un moment donné (en l’occurrence, l’AFIS, pour des positions tenues dans les années 2000) sont aussi éclairants et bienvenus, de même que la critique du « marxisme culturel », épouvantail assez risible, mais qui réussit néanmoins à convaincre certaines personnes, à mon grand étonnement.

De même, les choix d’invités plus que discutables de certaines figures de la zététique, au prétexte de s’adresser à tout le monde, peuvent être questionnés.

Cependant, s’il est clair qu’une partie du mouvement zététique, en s’illusionnant elle-même sur sa possibilité d’être « neutre », « apolitique », « objective », est plus que perméable à certains discours politiques[17], et donc risque de basculer ou a déjà basculé vers une droite dure, il ne faut pas considérer que l’ensemble du mouvement est condamné à faire de même. Aussi, la pensée de M. Andreotti sur la question me semble-t-elle trop peu nuancée.

Surtout que j’ai tendance à croire que le mouvement a connu une évolution ces dernières années, avec certes une radicalisation de certaines figures sur leurs positions, mais aussi l’émergence d’une vision plus axée sur les sciences humaines et sociales, et par ailleurs plus politique. Certes, cela ne s’est pas fait dans l’harmonie la plus totale, mais les résultats sont là, avec, il est vrai, une répartition, si j’ose le mot, « cyberspatiale », puisque les membres de ces deux groupes se croisent de moins en moins sur Internet[18].

Cela étant, cette distinction entre deux groupes au nom de la politique, je la crois in fine fausse. Certes, c’est là l’exemple le plus visible des divergences existantes actuellement au sein du mouvement zététique. Mais au fond, il me semble qu’il ne s’agit pas là de la cause de ces divergences.

La vraie difficulté ne consiste à mon sens ni en l’élargissement de la zététique à de trop nombreuses questions, bien au-delà du paranormal, ni à l’émergence de la prise en compte des questions politiques, même si ces deux cas n’ont pas dû aider. En revanche, ces cas ont révélé qu’il existait un réel problème d’élaboration conceptuelle au sein de la zététique. En reposant soit sur des concepts qu’elle ne prend pas la peine de définir et d’approfondir (« sophisme », « biais », « falsifiabilité », « esprit critique » …)[19], soit sur des oppositions binaires dépassées (« subjectif/objectif » ou « raison/émotion », sans questionner à la fois le contexte, les définitions et les limites de ces oppositions), le mouvement zet ne peut pas s’étonner de voir grandir de plus en plus de divergences entre groupes. Au bout d’un moment, comment peut-on s’entendre quand on ne met plus les mêmes sens ou connotations sur les mots ?

Il existe certes des tentatives d’élaboration conceptuelle au sein du mouvement (au hasard, Richard Monvoisin, Hygiène Mentale… ou ZEM), mais elles demeurent minoritaires.

Remarquons d’ailleurs qu’une simple refocalisation sur la question du paranormal ou le fait d’éviter les sujets « politiques », soit le fait de revenir à un état précédent dorénavant fantasmé du mouvement, ne résoudra donc pas les divergences existantes actuellement, précisément à cause de ce souci d’élaboration conceptuelle.

Ajoutons à cela qu’une critique de Bruno Andreotti me semble tout à fait pertinente. « Wikipédia qui privilégie ordinairement les sources secondaires (quotidiens, rapports d’agences gouvernementales, etc.) sur les sources proprement scientifiques, a peut-être contribué à façonner le vocabulaire des plus jeunes des pseudo-rationalistes, qui ne cessent de se revendiquer du « consensus » contre le « cherry-picking » – termes inusités dans la recherche scientifique ». Pas la partie sur Wikipédia (encyclopédie injustement sous-estimée, qui est certes à prendre avec du recul, mais comme toutes les autres encyclopédies), mais celle sur l’utilisation abusive du terme « consensus ». En effet, non seulement l’idée du consensus est largement idéalisée au sein du milieu zet, au sens où elle est trop souvent confondue avec l’idée d’unanimité, mais en outre, comment au juste ce consensus peut-il être estimé par des personnes extérieures au champ ? On voit trop souvent une tentation de juger un champ scientifique par des gens qui n’ont malheureusement pas les compétences pour ça[20].

De là à parler de terme « inusité », c’est peut-être un peu sévère. Mais il est vrai qu’il s’agit plus d’un terme de philosophie des sciences que de praticien·ne·s des sciences.

In fine, que penser de la question fondamentale posée par cet éditorial, à savoir la perméabilité du milieu zététicien à certains discours politiques ? On peut constater une perméabilité a priori, au sens où les tendances scientistes et anticléricales, ainsi que la tendance à se croire « neutre », de certains pans de la zététique rendent plus sensibles à des discours aujourd’hui connotés à droite ou au centre-droit. Cela a déjà eu des effets politiques : la fuite d’une partie des minorités des espaces en ligne de la zététique, par exemple.

Cependant, cela n’empêche pas l’existence de contre-discours en interne, l’apparition de nouveaux espaces pour gérer cela (des groupes non-mixtes par exemple), et finalement une meilleure sensibilisation à ces enjeux politiques ces dernières années dans la communauté zet (au prix de débats enflammés, certes), me semble-t-il.

Aussi suis-je moins pessimiste que Bruno Andreotti sur ce sujet : les zététicien·ne·s n’ont pas encore été absorbé·e·s par certaines communautés politiques (qui ne sont pas forcément les libertariens, ces derniers demeurant très minoritaires en France). Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas l’être : vu qu’il existe une pente naturelle vers cela, à cause de la perméabilité, il convient de rester vigilant sur ce sujet. J’ai néanmoins l’impression que cette vigilance a progressé depuis deux-trois ans.

Conclusion

Une fois tout cela dit, nous pouvons conclure. Il resterait encore beaucoup à commenter sur ce long éditorial, mais tel n’est pas le but de cet article. J’ai juste voulu apporter une ébauche de réponse en ce qui concerne le milieu de la zététique, sans aborder la question des libertarien·ne·s (qui mériteraient probablement d’autres pages, je l’accorde). Et surtout, j’ai voulu réaffirmer les différences qui demeurent entre ma position, y compris comme membre de Zet-Ethique – Métacritique, et celle de Bruno Andreotti, car j’ai vu trop souvent passer des messages qui voulaient nous y renvoyer.

Il est vrai que nous critiquons les mêmes figures : les Dawkins, les Pinker, les Onfray, les Sastre, les Ramus, les Chomsky, et au-delà, toute la bande de l’Intellectual Dark Web et Quillette. Les confusions entre certaines positions émises sur des articles de Zet-Ethique – Métacritique et cet éditorial de Bruno Andreotti sont donc compréhensibles. Elles n’en demeurent pas moins fausses, et j’espère avoir montré pourquoi.

En effet, nous ne portons pas ces critiques de la même façon et à partir de la même position, en particulier pas d’une position qui se voudrait d’un « vrai rationalisme ». Là, je ne peux que renvoyer dos à dos les personnes se disant rationalistes et celles décrites comme des « pseudo-rationalistes », qui ne sont trop souvent que les deux faces de la même médaille, celle de la fétichisation de la raison.

J’espère aussi avoir pu en profiter pour proposer une ébauche d’analyse sur ce qu’est la raison et sur ce que traverse le mouvement de la zététique en ce moment. Bien entendu, ces analyses demandent à être approfondies, et espérons qu’elles puissent l’être en temps voulu.

Quoi qu’il en soit, il est temps de faire le deuil d’une communauté zététique unifiée et sans débats internes : mais c’est mieux ainsi. On ne peut pas rendre meilleur service à la communauté que de révéler les divergences sous-jacentes : car en les rendant explicites, on confronte les membres à d’autres discours, donc d’autres arguments et d’autres exercices de la raison. Ces débats sont salutaires pour des gens qui se réclament de l’esprit critique, car ils sont l’occasion d’exercer cet esprit critique, d’exercer leur raison. Cessons donc les lamentations sur le sujet et construisons ensemble la suite.

Je remercie Ce n’est qu’une théorie, Gaël Violet et Patchwork pour leurs relectures et conseils d’amélioration

Vinteuil


[1] Le carnet de recherche associé à cette revue a été fermé en 2019, mais reste disponible sur le net et a produit de nombreux articles tout à fait intéressants :  https://zilsel.hypotheses.org/

[2] Cela ne signifie pas que la raison, comme faculté, ou même comme narratif, est à rejeter. Critiquer ne signifie pas détruire, mais bien relativiser, recontextualiser et limiter.

[3] On pourra remarquer que Bruno Andreotti alerte lui aussi sur le risque de la « fétichisation de la science ». Alerte tout à fait honorable, mais qu’il ne me semble pas respecter dans sa description de la raison.

[4] Un exemple paradigmatique en l’occurrence est le soutien de Jean-Paul Huchon et de Manuel Valls, anciens élus du Parti Socialiste, à Valérie Pécresse, membre du RPR/UMP/LR de 2002 à 2019, puis à nouveau en 2021, ancienne ministre de Nicolas Sarkozy, aux convictions de droite sans réelle équivoque, aux régionales de 2021.

[5] A vrai dire, les liens entre sciences et raison sont loin d’être simples et unilatéraux, mais il serait trop long et complexe d’approfondir ici.

[6] Il est d’ailleurs amusant de relever qu’une telle position s’inscrit à mon sens bien plus dans la continuité de la pensée des Lumières que le rationalisme en tant que tel, puisqu’elle s’appuie sur le travail kantien – enrichi, il est vrai des analyses du XXème siècle telles que celle de l’Ecole de Francfort.

[7] Je sais que le pluriel correct est « media ». J’ai juste voulu éviter la confusion avec le sens désormais plus reconnu de « media » (journaux, télévisions, etc.).

[8] Remarquons qu’à mon humble avis, les rationalistes feraient mieux de considérer que tel n’est pas le cas, ça leur éviterait de se retrouver amalgamés à des groupes tangents. Et iels n’auraient ainsi plus besoin de faire une distinction aussi artificielle que « rationalistes » vs « pseudo-rationalistes ». Mais je suppose que ça leur coûterait trop, en termes de représentation d’elleux-mêmes, de ne plus se considérer comme ayant le monopole de la raison.

[9] « Plusieurs » plutôt qu’« un seul », oui. Même si je ne doute pas de la qualité des personnes travaillant sur ce sujet, mieux vaut lire plusieurs articles sur un sujet qu’un seul, pour avoir une meilleure approche. Rappel toujours utile, me semble-t-il.

[10] Qui est à vrai dire une logique faussement individualiste. Si l’on voit souvent ressurgir des dénonciations contre « l’individualisme contemporain », il me semble que ce sont des critiques qui définissent mal l’individualisme, et qui donnent un faux nom à un phénomène certes existant, mais ayant peu à voir avec ledit individualisme. En particulier, rappelons que l’individualisme n’est pas un synonyme d’égoïsme.

[11] Il serait trop long de revenir là-dessus dans cet article, dont ce n’est pas le sujet, mais je suppose que tout le monde est au courant des critiques envers le « communautarisme » existantes depuis plusieurs années.

[12] Manque de rigueur qu’il ne faut pas reprocher à telle ou telle figure, mais qui est due aux modes d’échange au sein de la communauté zététique, ne disposant pas de mécanismes dédiés à cela (contrairement à la communauté scientifique, qui dispose par exemple de la revue par les pairs).

[13] Je renvoie ici à l’article Le champ scientifique de Bourdieu.

[14] C’est-à-dire à la fois par le champ universitaire et par l’administration.

[15] Remarquons qu’il n’y a pas nécessairement besoin d’être scientifique pour être expert d’un domaine – il y a des autodidactes brillants. Mais il faut aussi savoir reconnaître ses propres limites et se dire qu’il vaut mieux effectivement bien connaître son sujet avant de critiquer quelqu’un qui y consacre sa vie professionnelle. S’il est bien sûr possible de critiquer des scientifiques sur leurs sujets – nul n’est infaillible –, mieux vaut le faire avec de bons arguments et de préférence en respectant les règles du champ. Cela étant, il ne s’agit là que d’une règle générale, qui ne peut pas correspondre à l’ensemble des situations potentielles.

[16] Il existe évidemment des livres de vulgarisation. Je pensais ici plus aux manuels ou aux ouvrages majeurs d’une discipline.

[17] On a des exemples intéressants, notamment aux Etats-Unis, d’auteurs passés de la dénonciation du « postmodernisme » à celui des « grievance studies », puis des SHS en général, et qui ont fini par soutenir Trump, les antivaccins et avoir des positions antisémites, comme James Lindsay.

[18] Chacun ayant ses groupes Facebook de prédilection, et Twitter ayant connu des épisodes de blocage dans tous les sens.

[19] Bien entendu, techniquement, en philosophie ou dans les sciences qui sont mobilisées, ces termes sont définis. Mais qui les lit exactement chez les zets ?

[20] Ce qui est encore plus frappant pour les sciences humaines et sociales, cela dit.

Sur une route pavée d’embûches : mieux comprendre les Sciences Humaines et Sociales

J’ai écrit ce billet pour le site Zet-Ethique – Métacritique à la base, ce qui peut expliquer les références au milieu sceptique francophone et l’adresse à à la fin.

Le 18 juin 2020 sortait un article de Vincent Debierre intitulé Triple embûche pour les sciences sociales, publié sur Telos.

 

D’où parles-tu, camarade ?

Pour commencer, rappelons qui est Vincent Debierre (toutes les informations qui suivent sont publiques). Titulaire d’un M2 de l’ENS Lyon, M. Debierre a obtenu un doctorat en physique et est actuellement en postdoctorat à l’Institut Max-Planck de physique nucléaire d’Heidelberg. A côté de ses recherches, il coanime le podcast Liberté Académique (trouvable sur Soundcloud ou YouTube).

Je me permets de citer sa biographie dans Contrepoints, « journal libéral d’actualité en ligne » comme il se définit lui-même : « Il a commencé à prendre conscience pendant sa thèse de l’étendue de l’influence de croyances pseudo-scientifiques, voire d’idéologies hostiles à la science et à l’humanisme, au sein des universités. ». C’est cet aspect qui nous intéresse ici. M. Debierre a publié depuis 2015 plusieurs articles sur différents médias (deux articles sur Carnet Zilsel, intitulés Aurélien Barreau, phobosophe et L’épistémologie dans le trou noir ; un article sur La Menace Théoriste, site de vulgarisation de l’émission La Tronche en biais, intitulé Aux origines intellectuelles de la justice sociale intersectionnelle ; six articles dans Contrepoints ; un article dans Le Point intitulé Quand la morale en sociologie prend le pas sur la science ; et potentiellement d’autres que je n’aurais pas trouvés).

Première remarque : comme le montre son profil ResearchGate, les publications académiques de M. Debierre concernent son champ de recherche initial, la physique. Ses articles publiés sur les autres médias et traitant des sciences humaines et sociales et d’épistémologie ne sont pas des articles scientifiques (donc ne passent pas par les processus habituels de peer-review). Ils relèvent d’une activité de blogueur ou d’éditorialiste, comme on préfère. Ce n’est donc pas au chercheur que je réponds ici, et la qualité de ses travaux scientifiques n’est pas en jeu (et ne saurait donc être un argument opposé à cette critique).

Intéressons-nous maintenant à Telos. Je ne connaissais pas cette revue auparavant, je ne m’étendrai donc pas sur son positionnement scientifique ou politique et me contenterai donc de citer rapidement son protocole rédactionnel. « L’écriture doit être accessible à un lecteur ordinaire non spécialiste. Les articles ne sont pas des articles académiques, même s’ils sont écrits par des universitaires. Dans les articles, l’auteur utilise naturellement son expertise. Mais celle-ci est mise au service d’un point de vue. » ; nous sommes donc ici face à un article de vulgarisation d’une discipline dont M. Debierre n’est pas spécialiste, en tout cas par sa formation.

Par ailleurs, « Les appels de notes de bas de page sont à proscrire. ». Il n’est donc pas étonnant que la version de l’article parue dans Telos ne compte pas les références en fin d’article. Pour ma part, je me baserai sur l’article original, avec ses références, que M. Debierre m’a fort obligeamment envoyé.

 

Résumé de l’article et de ses raisonnements

L’article de M. Debierre ne fait que quelques pages, mais proposons quand même un résumé.

Il y a un constat initial, qui recouvre deux choses : d’une part, il y aurait de plus en plus de tentatives de censure par des étudiant.e.s et enseignant.e.s militant.e.s, issu.e.s des sciences humaines et sociales (SHS) ; d’autre part, ces mêmes enseignant.e.s basculeraient de plus en plus à gauche depuis trente ans. Or cette uniformisation progressive des convictions politiques des chercheur.se.s conduirait à une fragilisation de la construction du savoir scientifique.

En outre, cette uniformisation commencerait à gagner la France.

Pour M. Debierre, trois processus sont en cause, qui mineraient les SHS de l’intérieur :

  • La « charge normative » : l’objet d’étude des SHS étant l’être humain, les chercheur.se.s sont plus susceptibles d’être confronté.e.s à des sujets sensibles, et donc de réagir selon leurs intuitions morales, ce qui nécessite une mise à distance supplémentaire.
  • La « monochromie éthique » : la très grande majorité des chercheur.se.s a des positions dites « de gauche ».
  • La « fragilité analytique » : ces mêmes chercheur.se.s, par tempérament, seraient moins susceptibles de procéder à une mise à distance de leurs sujets. Cette mise à distance pourrait être faite par l’analyse quantitative.

La charge normative joue à travers deux processus : les instincts moraux (de ce qui est juste ou non, en particulier) et l’éducation. En conséquence, le travail en SHS est plus difficile que celui en sciences exactes.

La monochromie éthique fait que les processus habituels d’autocorrection de la science s’en retrouvent minés, car les chercheur.se.s ne retesteront pas des résultats qui renforcent leur vision politique du monde.

La fragilité analytique semble peu soulevée dans les débats francophones. Les chercheur.se.s en SHS seraient plus prompt.e.s à recourir à l’empathie qu’à la systématisation, cette dernière permettant de dépassionner le débat grâce aux analyses quantitatives.

Les trois processus se renforcent mutuellement.

Pour remédier à cela, M. Debierre propose plusieurs pistes. La première est une revalorisation des épistémologies de l’objectivité. Le deuxième est de réduire les politiques de discrimination à l’encontre des personnes ayant des « intuitions normatives minoritaires », c’est-à-dire de droite, afin d’attirer en SHS des personnes ayant un profil plus systématiseur.

 

Un constat difficile à partager

Passons maintenant aux difficultés que pose ce texte.

Commençons par le premier constat de l’article : « Surtout depuis l’automne 2015, les efforts de censure sur les campus par des étudiants et des enseignants militants (presque tous rattachés aux départements de SHS), se sont intensifiés ». Cette affirmation est appuyée par le renvoi à 8 références, que je mets ici :

–          Une vidéo de Michaël Hausam, un courtier en prêts hypothécaires, mais aussi éditorialiste et blogueur, se définissant comme conservateur (au sens politique américain, évidemment) : Yale Students Whine and Moan About a Lack of Safe Space

–          Un enregistrement entre une chargée de TD de l’Université Wilfrid Laurier, au Canada, Lindsay Shepherd, et le directeur de programme, ainsi qu’un membre du Diversity and Equity Office de l’université, après qu’elle a partagé[1] une vidéo de Jordan Peterson[2] en classe en 2017 : FULL RECORDING Lindsay Shepherd Interogated by Wilfrid Laurier Universitys Gender Police

–          Une vidéo de Will DiGravio, journaliste, critique, étudiant à Cambridge (Royaume-Uni) : Students Protest Lecture By Dr. Charles Murray at Middlebury College

–          Une vidéo de la BBC : Richard Dawkins’ Berkeley event cancelled for ‘Islamophobia’

–          Un article du New-York Times : Brandeis Cancels Plan to Give Honorary Degree to Ayaan Hirsi Ali, a Critic of Islam

–          Une video d’ABC News: Milo Yiannopoulos Speech Protests Turns Violent at UC Berkeley

–          Un article de The Independant : Maryam Namazie: Secular activist barred from speaking at Warwick University over fears of ‘inciting hatred’ against Muslim students

Alors, évidemment, j’entends que regarder et lire tout cela puisse conduire à une impression d’accumulation et à un sentiment de menace de la liberté d’expression. Cependant, il n’y a là aucune étude, aucune enquête, aucune statistique : nous n’avons que des extraits, des témoignages individuels. Autrement dit, le niveau de preuve reste très bas. Et une impression, un sentiment, ne suffisent pas à caractériser une affirmation telle que « les efforts de censure se sont intensifiés ». Peut-être qu’il y a un biais médiatique, donc qu’on parle plus d’événements qui se déroulent depuis des décennies. Peut-être que le terme de « censure » est inadapté. Bref, ces références, tout comme une certaine vidéo sur Evergreen, ne suffisent pas à établir ce fameux « constat » : elles attisent des impressions, mais ne nous disent rien d’un point de vue rationnel.

Pour les personnes intéressées, il y a eu un débat sur les chiffres à propos de ce qui a été appelé « la crise de la liberté d’expression sur les campus » dans les journaux et les blogs américains en 2018. Je mets là quelques articles, qui se répondent mutuellement : Everything we think about the political correctness debate is wrong ; The Skeptics are Wrong Part 1: Attitudes About Free Speech On Campus are Changing ; Vox’s Consistent Errors on Campus Speech, Explained ; Vox’s Consistent Errors on Campus Speech, Continued ; There Is No Campus Free Speech Crisis: A Close Look at the Evidence.

 

La difficile diversité politique des campus américains

En revanche, la deuxième affirmation est plus intéressante, puisqu’elle dit que « l’orientation politique des universitaires américains penche de plus en plus à gauche, avec une croissance très forte du milieu des années 1990 au début des années 2010 ». Elle se fonde sur cet article de recherche de 2008 : Faculty partisan affiliations in all disciplines: A voter-registration study[3]. Pour les affirmations sur le début des années 2010, je présume qu’elles se fondent sur l’enquête sur la liberté d’expression sur les campus de l’Heterodox Academy, mais je peux me tromper, la référence n’était pas très claire.

Cependant, cette dernière enquête se focalisant sur les étudiant.e.s, concentrons-nous sur l’article de recherche et l’orientation politique des universitaires. Il n’y a pas de raison de douter de la méthodologie a priori. Le souci est qu’il y a, me semble-t-il, un décalage entre les résultats de l’article et ce que M. Debierre en retire.

Déjà, les enseignant.e.s ont été interrogé.e.s sur leur affiliation de parti, et non sur leur bord politique. Aussi avons-nous 46% des enquêté.e.s qui se déclarent Démocrates et seulement 9% Républicain.e.s. Il y a, en effet, un large écart. Remarquons cependant que 45% ne s’identifient ni comme Démocrates, ni comme Républicains.

L’étude écarte l’idée qu’il y aurait un effet majeur de l’emplacement des campus : autrement dit, le fait que les universités soient installées dans des Etats à majorité démocrate ou républicaine ne jouerait pas un rôle significatif sur l’affiliation politique de leurs enseignant.e.s.

Les résultats par département montrent effectivement une disproportion de la représentation politique :

–          Dans les départements dits d’humanités, on trouve 10 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements d’arts, on trouve 7,6 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements de sciences sociales, on trouve 6,8 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements dits de « sciences dures » et de mathématiques, on trouve 6,3 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements de médecine et santé, on trouve 4,8 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements de travail social, on trouve 4,4 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements d’ingénierie, on trouve 2,5 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements de management et de commerce, on trouve 1,3 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Dans les départements militaires et de sport, on trouve 0,7 Démocrates pour 1 Républicain.e.

–          Au total, on a une moyenne de 5 Démocrates pour 1 Républicain.e.

Etant donné que la division par matière qui suit recouvre 43 items différents, je vous laisse regarder vous-mêmes. On remarquera quelques résultats a priori contre-intuitifs, comme le fait qu’il y ait 8 Démocrates pour 1 Républicain.e en études religieuses ; 5 en philosophie ; 4 en droit et 2,1 en soins infirmiers.

En 2005, les Républicain.e.s étaient surreprésenté.e.s parmi les professeur.e.s avec un poste fixe et de grandes responsabilités à l’université. Autrement dit, les jeunes enseignant.e.s, plus précaires, avaient plus de chances d’être Démocrates. Et les auteurs de l’article de signaler que le ratio devrait donc augmenter en faveur des Démocrates avec le temps, « à moins que les jeunes enseignant.e.s Démocrates ne deviennent Républicain.e.s avec l’âge ». Il serait intéressant de voir ce qu’il en est quinze ans plus tard.

L’article ne propose pas d’explication causale à ses observations. Il pose en revanche plusieurs questions, dont trois retiennent mon attention :

–          « Est-ce que certaines disciplines soutiennent intrinsèquement l’idéologie Démocrate, de sorte qu’elles n’attirent que les Démocrates (ou, à l’inverse, repoussent les Républicains) ?  Cela pourrait-il expliquer pourquoi les départements de sociologie de toutes les écoles sont presque entièrement démocrates ? » C’est là l’explication que retiennent certain.e.s défenseur.se.s autoproclamés des libertés académiques. Iels demandent un rééquilibrage des perspectives politiques dans les départements[4]. Le problème étant 1) qu’il ne s’agit pas de la seule explication possible, comme le montrent les questions suivantes 2) qu’iels en viennent à soupçonner certaines disciplines de ne pas être scientifiques car elles ne relaieraient pas les opinions politiques de tous les pans de la société. Or ce n’est pas ce qu’affirment les auteurs de l’article : ils ne se prononcent pas sur la scientificité des disciplines enseignées dans les universités américaines.

–          « Y a-t-il quelque chose à redire à l’idée que le fait de voter Républicain est moins en accord avec les sensibilités académiques et scientifiques ? ». Il est vrai que les professions intellectuelles supérieures, comme on dit, ont, comme toutes les autres professions, un ethos, un milieu, des rôles prédéterminés, des valeurs communes, et, par extension, des insiders et des outsiders. Il est donc possible que les valeurs de certains bords politiques s’opposent à celles portées par les milieux scientifiques. Reste à voir si cela signifie vraiment quelque chose sur les résultats scientifiques.

–          « Si l’idéologie ne joue aucun rôle dans les sciences exactes et appliquées, que devons-nous faire du rapport de 2,5 Démocrates pour 1 Républicain.e en ingénierie, de 4,1 en chimie, de 4,2 en physique, de 10,7 en biologie ou de 13,1 en neurosciences ? ». Je n’ai pas de réponse à proposer, mais je trouve la question tout à fait intéressante.

Je reviens à la phrase initiale de M. Debierre : « l’orientation politique des universitaires américains penche de plus en plus à gauche, avec une croissance très forte du milieu des années 1990 au début des années 2010 ». Le principal problème est qu’il donne à l’article une extension qu’il n’a pas initialement, à travers l’analogie entre gauche et Démocrates.

Le contexte politique américain est spécifique, et nous pouvons difficilement plaquer nos propres grilles de lecture françaises dessus. En particulier, la bipolarité de leur système politique fait qu’on classe dans le même parti des gens qui ont des opinions politiques très divergentes. On peut se demander ce qu’ont en commun le sénateur Démocrate de West Virginia Joe Manchin[5] et Judith Butler.

Rajoutons à cela qu’une des analyses de l’évolution du Parti Démocrate est qu’il est passé de la défense des classes populaires à la défense des professions intellectuelles supérieures (dont les milieux académiques)[6]. Je ne dis pas que cette analyse est particulièrement vraie, mais sa simple existence montre que le Parti Démocrate peut difficilement être identifié d’office à ce que nous entendons comme la « gauche » en Europe.

Donc, nous pouvons être d’accord sur le fait que le nombre de Démocrates augmente dans la sphère académique, mais il semble peu prudent de dire que le nombre de personnes de gauche augmente dans les mêmes milieux, si nous voulons garder une rigueur analytique.

 

Des Etats-Unis à la France

Ensuite vient l’affirmation qu’un débat en partie corrélé a eu lieu en France à l’occasion de la sortie du livre Le danger sociologique, de Gérald Bronner et Etienne Géhin[7].

Voilà qui pose une question délicate : parle-t-on du contexte américain ou du contexte français au juste ? Si l’on parle du contexte américain, pourquoi aborder la question du contexte français, surtout dans une tribune écrite en français ? Et inversement, si l’on parle du contexte français, pourquoi lui étendre abruptement les caractéristiques du débat américain ?

N’y a-t-il pas là une imprudence ? Les courants en SHS ne sont pas les mêmes aux Etats-Unis et en France, les figures imposées, les logiques disciplinaires, les découpages par départements et par matières non plus.

Ajoutons à cela que « les SHS » regroupent de nombreuses disciplines différentes, avec chacune son histoire, ses moments forts, ses pôles institutionnels, et qu’il est donc délicat de les traiter comme un bloc uni. La sociologie, l’économie, les études de genre, les sciences de gestion, l’histoire relèvent toutes des SHS, et pourtant, elles n’ont pas les mêmes méthodes, les mêmes logiques, les mêmes moyens de définir leurs objets d’études.

C’est ce qui est gênant dans cet article. Au vu des autres publications de M. Debierre, je présume qu’il désigne en fait beaucoup plus le champ des studies anglo-saxonnes (en particulier, les cultural studies et les gender studies) que les SHS en général. Mais le champ qu’il désigne par SHS est tellement large qu’il est compliqué de lui répondre précisément (d’où la longueur de cet article).

 

Trois concepts branlants

Venons-en maintenant à la création principale de l’article, ces trois concepts : la « charge normative », la « monochromie éthique » et la « fragilité analytique ».

Commençons par la « charge normative ». Un tel concept est fragile, et ce pour plusieurs raisons. Attaquons d’abord avec ses présupposés.

Le premier présupposé de ce concept est qu’une analyse dépassionnée est meilleure qu’une analyse passionnée. A priori, cela paraît être du bon sens. En réalité, cette vieille division entre passion et raison (ou émotion et raison, comme on préfère) est assez largement dépassée, au profit d’analyses plus subtiles sur leurs interactions croisées, sur leurs définitions réciproques, et ainsi de suite. Et ce, dans plusieurs disciplines, même si c’est de différentes façons : en SHS, en sciences cognitives, en philosophie

La vieille idée selon laquelle la raison analyserait correctement, tandis que les émotions influeraient sur le jugement, ne repose plus sur grand-chose. D’une part, parce que nous savons que la raison elle-même est limitée et percluse de biais cognitifs. D’autre part parce que les émotions représentent aussi des réponses adaptées à certains stimuli, psychologiques ou sociaux.

En outre, la distinction entre instincts moraux naturels et morale enseignée par la culture a elle aussi du plomb dans l’aile. Déjà parce que la distinction nature/culture a été abondamment critiquée (je ne renverrai qu’à Descola en anthropologie et à Rorty en philosophie[8]). Ensuite parce que les efforts de la psychologie évolutionniste pour revaloriser ces instincts moraux naturels nous laissent plus que sceptiques.

Enfin, c’est un débat qui s’étale sur des décennies, voire des siècles si on prend en compte les réflexions philosophiques en éthique, et je ne prétends pas le trancher ici. A la limite, admettons que le cerveau donne les frontières potentielles de nos jugements moraux, et que le contenu est offert par les sociétés, si vous voulez. Ça ne changera pas grand-chose au fait que la distinction entre instincts moraux naturels et morale culturelle est peu pertinente.

 Je remarque d’ailleurs que l’ouvrage cité à propos de ces instincts moraux naturels est The Blank Slate: The Modern Denial of Human Nature, de Steven Pinker. Ce livre a été diversement reçu, applaudi, mais aussi conspué, par des biologistes, des philosophes, des chercheurs en psychologie comportementale.

Bref, c’est un sujet extrêmement délicat, qui est très difficile à trancher, et qui demande un peu de prudence épistémique. Je veux bien croire qu’il soit difficile d’être prudent en 5 pages, mais pour le moment, ce concept de « charge normative » semble mal construit.

Du coup, je vais répondre à ce que je crois que ce concept signifie, c’est-à-dire à ce qui me semble correspondre à l’intention de l’auteur. Mais vous êtes prévenu.e.s, je peux me tromper. Si je comprends bien, le concept de « charge normative » entend répondre à une spécificité des SHS : un objet variable, fluide, qu’est l’être humain. Cet objet présente au moins trois obstacles majeurs.

Le premier est la diversité des états qu’il peut prendre. Selon les pays, l’époque, les milieux, les rôles joués, les interactions, l’être humain peut différer grandement, que ce soit dans ses raisonnements, dans ses comportements, dans ses actions. Cela rend son observation un brin plus délicate que l’étude d’un caillou[9].

Le deuxième est la performativité. Au-delà de la simple interactivité entre observé.e et observateur.ice que l’on retrouve déjà en sciences exactes, l’être humain est capable de s’adapter en fonction des théories scientifiques émises sur lui. Les résultats en SHS ont donc la capacité de modifier la société étudiée et donc de devenir obsolètes précisément parce qu’ils deviennent populaires. Par exemple, lorsqu’on utilise les recommandations d’un rapport fondé sur des analyses scientifiques pour prendre des décisions politiques, on est dans un cas de performativité. Ou, si vous préférez une référence plus pop culture, pensez à la psychohistoire d’Asimov. Une des conditions pour qu’elle fonctionne est qu’il faut que les populations ne soient pas trop informées de ses conclusions, pour éviter les réactions imprévisibles : c’est un bel exemple (fictif) de performativité.

La troisième est l’imbrication entre scientifique et objet d’étude. Par définition, et jusqu’à nouvel ordre, lea scientifique est un être humain aussi, est inséré.e dans une société donnée, et a donc des biais et des limitations dues à cela. Je présume que c’est à cela que le concept de « charge normative » renvoie. Mais il est trop limité en se contentant de poser la question des conflits d’intérêt sur le plan moral.

Parce qu’en effet, les SHS sont tout à fait d’accord avec le fait qu’il faille faire attention aux conflits d’intérêts entre l’observateur.rice et l’objet d’étude. Mais précisément, elles ont réfléchi, analysé et trouvé de nombreux biais sociaux, afin de mieux les dépasser et les neutraliser. Les studies américaines ont d’ailleurs été très fortes à cela. Par exemple, le biais d’ethnocentrisme a été conceptualisé en anthropologie il y a plus d’un siècle (en 1907, pour être exact), puis s’est diffusé dans la discipline sur plusieurs décennies.

Je développerai un exemple que je maîtrise mieux. Il s’agit des six biais et sophismes identifiés par l’anthropologue et théoricienne queer Gayle Rubin, dans Penser le Sexe (1981) :

–          L’essentialisme sexuel : c’est la présomption que « le sexe est une force qui existe indépendamment de toute vie sociale et qui forme les institutions. ». Les études académiques de la sexualité, que ce soit en médecine, en psychiatrie ou en psychologie, ont reproduit cet essentialisme : cela a été démontré pendant plus d’un siècle par la médecine, la psychiatrie et la psychologie. Selon ces domaines, à date d’écriture du livre, le sexe était une propriété de l’individu et pouvait être conçu comme physiologique (les hormones) ou psychologique (la psyché). Cependant, les avancées en philosophie, en histoire et en anthropologie, ont montré que l’homosexualité telle que nous la connaissons, et par extension les autres formes de sexualité, est un produit institutionnel moderne complexe. En particulier, on a vu que des forces sociales comme l’idéologie, la peur, l’agitation politique, la réforme légale et la pratique médicale peuvent changer la structure du comportement sexuel et en modifier les conséquences[10]. Selon Rubin, « le corps, le cerveau, les organes sexuels et l’aptitude au langage sont nécessaires à la sexualité, mais ils ne déterminent pas son contenu, ses expériences ou ses formes institutionnelles. » Compris en termes d’analyse sociale et de cohérence historique, la sexualité est un produit de l’agir humain. L’essentialiser en en faisant un simple produit biologique est donc un biais (qui n’est pas sans nous rappeler l’appel à la nature).

–          La négativité sexuelle : c’est le fait que les sociétés occidentales considèrent le sexe comme une force dangereuse, destructive et négative. Je passe sur l’historique (le discours de l’Eglise, le dualisme corps/esprit qui fait des organes génitaux une partie du corps intrinsèquement inférieure et moins sacrée que l’esprit, l’âme et le cœur…). Conséquences : dans notre culture on regarde l’activité sexuelle avec suspicion ; toute pratique sexuelle est jugée et on est présumé coupable jusqu’à preuve du contraire[11] ; presque tous les comportements érotiques sont jugés mauvais jusqu’à l’invocation du contraire ; le mariage, la reproduction et l’amour sont des alibis acceptables.

–          Le sophisme de la différence d’échelle. C’est le corollaire de la négativité sexuelle. « Les dispositions légales en matière de mœurs ont repris la notion religieuse que le sexe non orthodoxe est un délit particulièrement odieux qu’il convient de punir avec la plus redoutable sévérité ». Les actes sexuels sont chargés d’un excès de signification. La conséquence de cela, c’est qu’il y a une hiérarchie des pratiques sexuelles. Ainsi, au XXème siècle, les relations homosexuelles continuent de friser la respectabilité, mais il y a des changements législatifs, politiques ainsi dans l’imaginaire de la culture dominante qui ont rendu certaines formes d’homosexualité plus tolérées et acceptables que d’autres. De même, les groupes les plus méprisés et opprimés dans notre culture sont les personnes transgenres, les travestis, les fétichistes, les sadomasochistes, les travailleuses et travailleurs du sexe ainsi que les acteurs de porno et les pédophiles. Les individus dont le comportement sexuel correspond à ceux au sommet de la pyramide sont « récompensés » par une attribution de bonne santé mentale, d’une respectabilité, d’une légalité, d’une mobilité sociale et physique et sont soutenus par des institutions et des bénéfices d’ordre matériel[12]. Plus bas les individus se situent dans la hiérarchie, plus ils sont susceptibles de présomption de maladie mentale, d’absence de respectabilité, de criminalité, d’une liberté de mouvement physique et sociale restreinte, d’une perte du soutien institutionnel, et de sanctions économiques. La réprobation publique extrême et punitive maintient certains comportements sexuels au plus bas niveau de l’échelle.

–          L’évaluation hiérarchique des actes sexuels.

Rubin 3

Rajoutons en particulier la création de frontières entre ce que seraient le « bon » et le « mauvais » sexe.

Rubin 2

–          La théorie des dominos des périls sexuels. Là, c’est la continuité du sophisme consistant à dire qu’il y a des frontières effectives entre « bon » et « mauvais sexe ». Cette frontière semble isoler l’ordre du chaos : « elle exprime la peur que si le no man’s land érotique entre l’acceptable et l’inacceptable se laisse franchir, la barrière qui nous protège du sexe effrayant risque de tomber et que quelque chose d’abominable va en profiter pour s’infiltrer. » La plupart des systèmes de jugement sexuel – religieux, psychologique, conservateur, féministe ou socialiste – cherchent à déterminer de quel côté de la frontière situer certaines pratiques. Plus un acte est éloigné de la « frontière », plus il est considéré comme mauvais. Avec le temps, certains comportements sexuels se fraient lentement un chemin au travers de la frontière. Par exemple, les unions libres, la masturbation et certaines formes d’homosexualité commencent à devenir respectables. L’homosexualité doit tout de même être pratiquée en couple monogame. Etc.

–          L’absence d’un concept de variété sexuelle anodine. C’est la conséquence des 5 biais et sophismes précédents. Nous sommes conditionné.e.s socialement à établir des frontières et des hiérarchies dans le continuum des pratiques sexuelles : ne pas le faire suppose un effort[13].

N’oublions pas que le livre a été écrit il y a presque 40 ans. Certaines choses ont pu évoluer.

Entendons-nous bien : ces concepts ont aussi été développés pour critiquer les erreurs que l’on trouvait dans les disciplines scientifiques. Il s’avère qu’ils sont a priori produits par les sociétés qui nous construisent (et il n’y a donc rien d’étonnant à les revoir chez les chercheur.se.s) ; mais cela ne veut pas dire qu’ils sont moins prégnants, moins puissants, qu’ils ont moins d’existence que les biais cognitifs.

Par ailleurs, j’ai développé les trois premiers obstacles en SHS auxquels j’ai pensé. Je ne dis pas que j’ai été exhaustif, il peut y en avoir d’autres. En tout cas, mon argument était de dire que tous ces enjeux ont été identifiés et décortiqués par les SHS, et qu’il y a eu de nombreuses propositions méthodologiques et épistémologiques pour les gérer correctement. Il n’a pas fallu attendre les sciences naturelles pour s’y mettre, heureusement.

De même, pour en revenir aux interactions liées à l’éthique entre lea chercheur.se et son objet d’étude, de nombreux protocoles d’éthique, liés au consentement des acteur.ice.s, à l’anonymisation des résultats, ont été développés et rendus obligatoires par de nombreuses universités (avec, il faut le reconnaître, un temps d’avance au Canada et au Royaume-Uni, pour ce que j’ai cru en voir). A cela s’est rajouté la création de comités d’éthique par les universités : des mesures institutionnelles ont donc été prises pour encadrer les questions d’éthique. Et je ne parle pas de tous les articles qui ont traité de ces questions[14]. En SHS, contrairement à ce que font certains petits malins, on ne fait pas de canulars dans les revues ou de provocations gratuites sur les réseaux sociaux en espérant avoir des résultats. Les méthodes sont un peu plus rigoureuses.

Enfin, au vu de ces obstacles, j’ai tendance à être d’accord avec M. Debierre quand il dit qu’il y a plus de mérite et plus de difficulté à faire de la recherche en SHS qu’en sciences naturelles (mais il est vrai que je prêche là pour ma paroisse, bien que je ne sois moi-même pas chercheur).

Donc, M. Debierre, nous sommes tout à fait d’accord sur la nécessité de faire attention aux biais divers qui pourraient affecter la recherche en SHS. Mais ne vous arrêtez pas uniquement aux enjeux moraux et éthiques ! Faites comme nous, et rajoutez les biais sociaux et épistémologiques à la liste. Un petit effort, M. Debierre, vous y êtes presque : bientôt, vous serez un affreux sectateur des épistémologies situées comme nous !

 

Quelle vision de la politique est-ce là ?

Après ce petit trait d’humour, continuons avec la « monochromie éthique ». Première remarque : je vois là la référence française sur le bord politique des intellectuels. Il s’agit d’un livre sorti en 2003 intitulé La misère des intellectuels : Pourquoi s’opposent-ils au capitalisme ? de Diego Rios et Raul Magni Berton (préfacé par Raymond Boudon). Je n’ai accès qu’au résumé, mais je vois que la méthode a consisté en un questionnaire envoyé à des professeur.e.s d’université français.e.s. Nous sommes donc a priori sur une méthode se rapprochant de celle de l’article de recherche analysé ci-dessus. Malheureusement, sans accès au livre, je ne peux pas dire grand-chose de plus à son propos.

« Les statistiques sont écrasantes : en consultant les différentes études qui existent en France et aux Etats-Unis, il est raisonnable de conclure qu’il existe environ une dizaine de sociologues avec des intuitions normatives de gauche, pour chaque sociologue avec des intuitions normatives de droite ». Que de choses à dire pour une si courte phrase !

Les « différentes études » renvoient à quatre références. Nous avons analysé l’article de recherche de 2008 plus haut, nous n’avons pas trouvé la référence exacte de l’Heterodox Academy et nous ne pouvons rien dire du livre de 2003, ne l’ayant pas sous la main. Reste la quatrième étude, datée de 2016, intitulée : Faculty Voter Registration in Economics, History, Journalism, Law, and Psychology. Voyons là comme la continuité de l’étude précédente, d’ailleurs citée dès les premières lignes, avec une méthodologie plus fondée sur l’extraction de données (eh oui, on progresse même en recherche). Grosso modo, comme prévu, le ratio de Démocrates pour 1 Républicain.e a augmenté (on ne peut que déplorer que les auteurs se soient concentrés sur les SHS, il aurait été intéressant de voir les évolutions en STEM).

Si l’on prend le tableau global, on voit que 50% des professeur.e.s sont affilié.e.s Démocrate, 4,3% Républicain, 15,8% non-affilié.e.s et 29,3% ne sont pas enregistré.e.s. On rappelle qu’en 2008, on avait 46% de Démocrates et 9% de Républicain.e.s. Le changement est très progressif. On retrouve le fait que les enseignant.e.s les mieux installé.e.s, avec des postes fixes et le plus de responsabilités, ont plus de chances d’être Républicain.e.s. Evidemment, les mêmes remarques que pour le premier article s’appliquent.

De même, si nous avons des chiffres sur les liens entre recherche académique et vote Démocrate aux Etats-Unis, cela semble un peu rapide que de dire que le même phénomène existe pour le milieu académique et la gauche en France. Cela ne veut pas dire que c’est impossible (au vu des capitaux respectifs des enseignant.e.s-chercheur.se.s, je veux bien entendre qu’une certaine partie de la droite soit moins représentée), mais pour le moment, ce n’est pas prouvé par ce que M. Debierre nous présente.

Ah, j’ai tout de même réussi à trouver un sondage IFOP sur les intentions de vote des enseignant.e.s pour le premier tour de la présidentielle de 2017. Page 12, nous voyons que, en ce qui concerne l’enseignement supérieur, les intentions de vote sont de 1% pour Nathalie Arthaud, 14% pour Jean-Luc Mélenchon, 14% pour Benoit Hamon, 11% pour François Fillon, 12%, 3% pour Jean Lassalle, 5% pour Nicolas Dupont-Aignan, 12% pour Marine Le Pen et surtout… 40% pour Emmanuel Macron. Une certaine idée de la gauche, certainement. Enfin, même si cela nuance quand même les chiffres américains, on ne peut pas en déduire grand-chose. Dans tous les cas, non, les statistiques ne sont pas écrasantes.

Alors, certes, nous ne sommes pas obligés de réduire la gauche à une définition partisane[15]. Mais la définition de la gauche que propose M. Debierre ne peut que nous laisser sceptiques. En effet, considérer qu’une « personne de gauche a en général l’intuition que les hiérarchies, les inégalités et même plus généralement les différences entre individus et entre groupes ont leur source dans des mécanismes arbitraires voire injustes » ne peut être que réducteur, ignorant les avatars historiques de l’idée, et non-opérant, puisque ne permettant pas d’expliquer pourquoi il y a des différences majeures entre différents courants se cataloguant pourtant « à gauche ». Pour autant, je ne compte pas proposer de définition de la gauche alternative : ce serait sombrer dans la même erreur. Il me semble d’ailleurs que les sciences politiques n’utilisent pas spécialement les concepts de « droite » et de « gauche », mais préfèrent parler des différents courants : « conservateurs », « socialistes », etc.

Revenons sur la question des « intuitions normatives de gauche ». Le raisonnement, si je comprends bien, est de dire que le positionnement politique crée en profondeur des intuitions, des convictions, qui, au sens fort, ne peuvent pas être contredites par les faits révélés par les méthodes scientifiques, ou, au sens faible, orientent a minima le choix des sujets de recherche et les objets étudiés, au risque de faire l’impasse sur certaines possibilités.

Autant le sens fort me paraît être une mauvaise compréhension de la manière dont fonctionnent les sciences aujourd’hui – il conviendrait mieux à certains cas spécifiques de l’histoire des sciences, dont le lyssenkisme est l’exemple paradigmatique –, autant je peux m’accorder avec M. Debierre sur une partie du sens faible, si c’est bien ainsi qu’il l’entend. En effet, j’avoue croire que la Weltanschauung, la « conception du monde » influe sur les faits que l’on va observer et sélectionner, sur les méthodes que l’on va utiliser, et par extension sur les résultats que l’on va trouver et les positionnements que l’on va adopter. Par extension, des biais sont possibles. Mais je reconnais avoir là une position épistémologique forte, qui est contestable, et avec laquelle tout le monde ne sera peut-être pas d’accord.

Pour autant, est-ce que cela veut dire que la Weltanschauung induit nécessairement des biais définitifs dans les disciplines scientifiques ? On peut en douter : les méthodes et épistémologies scientifiques, la revue des pairs, etc. ont été développées précisément pour limiter ses effets.

Cela étant, on sait aussi qu’il y a une sociologie propre au monde de la recherche – on peut renvoyer aux travaux de Bourdieu sur la question. Il faut donc la prendre en compte. Cependant, cette sociologie donne des résultats bien plus complexes – et enrichissants, à mon humble avis – que les propositions de M. Debierre. En particulier, on peut penser aux questions de milieux, de réseaux, de stratégies d’acteur.ice.s, d’autonomisation des champs. Il serait bien trop long de développer ces résultats ici, mais je ne peux qu’inciter les lecteur.ice.s intéressé.e.s à se pencher vers les résultats de la sociologie des sciences (chez les Français, on pensera à Bourdieu, Lemaine,  Latour ; chez les Américains, à Merton, Collins ; chez les Anglais, à Mulkay, Law).

Cela étant, l’intuition initiale de M. Debierre nous semble juste : en effet, les résultats qui conforteront le consensus scientifique auront moins de possibilités d’être à nouveau testés. Mais pourquoi cela serait-il spécifique aux SHS au juste ? C’est là un des problèmes soulevés par l’organisation institutionnelle de la recherche et le système de revue par les pairs. Cela fait au moins vingt ans que les critiques sur ce système ont émergé – je ne dis pas que l’on a pour le moment trouvé une meilleure solution, même s’il y a des réflexions intéressantes sur les possibilités de l’open science.

En revanche, il y a au moins une faille dans le raisonnement. En effet, M. Debierre adopte ici un présupposé relativiste : si l’on considère que le fait que les « intuitions normatives de gauche » soient surreprésentées par rapport aux « intuitions normatives de droite » est un problème, c’est que l’on suppose que ces « intuitions » proposent a priori des visions de la réalité sociale qui sont sur le même plan, qui se valent tout autant.

Or c’est là un présupposé fort, qu’il faudrait justifier. Pourquoi, au juste, toutes les opinions politiques donneraient-elles une vision de la réalité sociale ayant la même valeur de vérité ? Cela ne me semble pas évident. Je présume que cela peut s’argumenter, mais M. Debierre ne le fait pas dans cet article.

Je propose donc de retourner le raisonnement : n’est-ce pas précisément le rôle des sciences de proposer des discours de vérité plus forts que les intuitions politiques ? Donc, si les sciences, avec tous leurs appareils critiques, leurs méthodes, leurs corpus de textes, tranchent et sélectionnent certaines opinions comme étant plus pertinentes que d’autres, ne devons-nous pas questionner nos opinions et tenter de nous aligner progressivement sur les résultats scientifiques ?

Cela ne veut pas nécessairement dire que les sciences ont nécessairement raison sur tout : nous savons qu’elles sont en constante évolution, qu’elles développent sans cesse de nouveaux résultats, et ce d’autant plus en SHS, où les objets étudiés mutent rapidement. Mais pour nous, qui défendons le scepticisme scientifique, n’est-ce pas notre devoir de tenter de remettre en question nos a priori sur le fonctionnement de la société à la lumière des résultats des SHS, au lieu de prétendre mieux savoir que des scientifiques qui ont consacré leur vie à l’étude de leurs objets ?

 

Psychologies genrées

Finissons avec la « fragilité analytique ». Pour cette partie, M. Debierre part de trois études en psychologie montrant que les femmes ont en moyenne plus tendance à l’empathie et que les hommes ont en moyenne plus tendance à la systématisation :

« L’empathie est la capacité à saisir et comprendre les émotions et pensées d’autrui, et à agir en conséquence. La systématisation est la capacité à analyser les systèmes, et à identifier les lois qui les gouvernent ».

Encore une fois, il s’agit là d’études américaines. On peut se demander dans quelle mesure elles sont applicables au cas français (en particulier car certaines études ont montré que les différences d’empathie genrées étaient plus forte aux Etats-Unis qu’ailleurs). Cela étant, mes connaissances en psychologie étant limitées, je ne vois pas de raison de critiquer le fond de ces études. Cela est d’autant moins nécessaire que ces différences psychologiques s’expliquent très bien d’un point de vue sociologique, vu les différences d’éducation genrées de nos sociétés. Remarquons d’ailleurs que cela pourrait renforcer les besoins de développer des épistémologies situées.

Selon ces mêmes études, les diplômé.e.s des SHS ont en moyenne un profil plus tourné vers l’empathie que les diplômé.e.s des sciences naturelles ; et de même, les diplômé.e.s des sciences naturelles ont en moyenne un profil plus tourné vers la systématisation que les diplômé.e.s des SHS. Là, aussi, les SHS attirant comparativement plus de femmes que les sciences naturelles, cela n’est pas très surprenant.

Cela étant, il s’agit là de tendances : il y a aussi des profils plus équilibrés qui représentent un pourcentage non-négligeable. Je cite M. Debierre : « Dans l’une des études citées (largement corroborée elle aussi), qui considère un ensemble d’étudiants dans les sciences (272) et dans les humanités (147), dans lequel les seconds constituent donc 35% de l’échantillon, ils constituent 61% du groupe des 40% d’étudiants présentant une différence positive claire entre coefficients d’empathie et de systématisation, mais seulement 15% du groupe des 40% d’étudiants présentant une différence claire en sens opposé (les 20% restants ont un profil « équilibré » entre l’empathie et la systématisation). ». Nous avons cependant là des chiffres concernant les diplômé.e.s des SHS : l’extrapolation de ces chiffres aux universitaires qui produisent des SHS ne va pas de soi. Si lesdits universitaires sont bien a priori tirés de ce vivier, rien ne dit que les proportions sont les mêmes. Elles peuvent être affectées par de nombreux filtres (sélection pour obtenir des contrats doctoraux, obtention de postes fixes…).

Si le constat de psychologies genrées ne paraît pas spécialement discutable, la conclusion l’est bien plus. « Il semble donc que les chercheurs en SHS soient, en moyenne, plus prompts à ressentir de l’empathie et à mobiliser leurs ressources cognitives en conséquent, qu’à recourir en premier lieu aux analyses quantitatives dépassionnées ». Deux soucis émergent ici. Le premier est le lien entre le fait de ressentir de l’empathie et le fait de mobiliser les ressources cognitives en conséquent : ces études ne permettent pas de l’affirmer. Il y a là un manque de prudence épistémique.

Le deuxième souci, outre la valorisation d’une approche « dépassionnée », qui relève d’une simplification abusive, comme nous l’avons vu ci-dessus à propos du dépassement de l’approche raison vs passion, provient d’un biais assez commun de la part des personnes ayant étudié les sciences naturelles[16] : la croyance que les approches quantitatives sont intrinsèquement supérieures pour expliquer le monde.

Entendons-nous bien : je n’entends pas nier la pertinence des analyses quantitatives en SHS. Elles y trouvent toute leur utilité. Cependant, les débats sur les bienfaits de la quantification ont été faits en SHS il y a plusieurs décennies (je ne peux que renvoyer aux avancées qu’a représenté la sociologie de Lazarsfeld dès la fin des années 1940), ont été digérés et ont plutôt conclu à la pertinence d’une pluralité des méthodes, avec une forte complémentarité des approches qualitatives et quantitatives. Je signale que ce genre de choses est trouvable dans à peu près n’importe quel manuel de sociologie et que les appels constants de certaines personnes en faveur de SHS plus analytiques et favorisant les méthodes quantitatives donnent parfois l’impression de réinventer la roue.

 

Interdépendances croisées

J’espère avoir montré que les trois problèmes dénoncés par M. Debierre relèvent d’extrapolations trop rapides et d’une mauvaise vision de ce que sont et font les SHS. Dès lors, la question du renforcement des trois phénomènes ne se pose pas réellement.

Je reviens rapidement sur l’article cité, intitulé Sociology’s Sacred Victims and the Politics of Knowledge: Moral Foundations Theory and Disciplinary Controversies. Le fait que l’analyse de l’ethos et du milieu des sociologues puisse permettre de conclure que leurs résultats sont prévisibles est peu surprenant : il n’y a pas de raison que les conclusions de la sociologie des sciences épargnent les sociologues elleux-mêmes. Cet article ne permet pas pour autant de conclure que cela biaise nécessairement les résultats scientifiques (enfin, pas plus qu’en sciences exactes, disons).

L’hypothèse qui n’est absolument pas abordée dans cet article sur la prétendue triple embûche des SHS est la potentielle conversion des chercheur.se.s au vu des résultats de leurs recherches. Et si, au lieu de considérer que l’engagement des universitaires influe forcément sur leurs résultats, nous considérions que la lecture de ces résultats, montrant l’existence de diverses logiques de domination et de discrimination dans les sociétés étudiées, conduisait à créer un engagement de ces mêmes universitaires ? Après, ne retrouve-t-on pas ce genre d’engagement dans la sphère publique de chercheur.se.s provenant d’autres disciplines, estimant que les résultats qu’iels trouvent sont si alarmants qu’iels doivent s’investir dans la valorisation de la recherche et dans le débat public ? En l’occurrence, un exemple paradigmatique me semble les travaux du GIEC auprès des décideur.se.s politiques (ou, dans un autre style, à la tribune NoFakeScience).

Autre remarque : « les questions étudiées par les SHS ne peuvent pas ne pas déclencher les réflexes normatifs ». Pourquoi ? Qu’est-ce qui permet d’affirmer cela ? Et, au-delà, même si des réflexes normatifs éthiques étaient déclenchés, pourquoi seraient-ils assez puissants pour ne pas être combattus (par les systèmes de peer-review, par exemple) ? La vision anthropologique de M. Debierre me laisse assez sceptique, en simplifiant à outrance les interactions possibles, tant du point de vue psychologique (suivons-nous toujours notre premier réflexe ?) qu’institutionnel.

« Quant au deuxième problème, la monochromie éthique, il doit être corrélé au troisième [la fragilité analytique] : si les empathiseurs sont susceptibles d’étudier les SHS, ils sont aussi susceptibles d’avoir des sensibilités politiques « de gauche », dans une mesure qu’il serait intéressant de préciser, sans prétendre le faire ici » : je vois là la reconnaissance que les liens qui existeraient entre l’empathie, la passion, les SHS et la gauche ne sont pas si évidents que ça pour l’auteur. Ou plutôt, ils sont évidents, mais impossibles à prouver. D’ailleurs, je ne vois pas en quoi sa définition de la gauche comme « l’intuition que les hiérarchies, les inégalités et même plus généralement les différences entre individus et entre groupes ont leur source dans des mécanismes arbitraires voire injustes » induit qu’elle soit plus liée à l’empathie. Je crains de voir là une certaine conception de la gauche comme une opinion politique propre à des gens passionnés et délaissant la rationalité : inutile de dire qu’une telle vision ne provient pas de la gauche elle-même, mais est une construction proposée par ses opposant.e.s politiques, bien plus commode pour se définir elleux-mêmes comme des personnes rationnelles et réalistes – ce qui est toujours valorisant – que pour proposer une typologie politique efficace.

 

Epistémologies et méthodes

M. Debierre propose ensuite des pistes de remédiation à la situation qu’il croit apercevoir dans les SHS.

« Tout d’abord, il faut rappeler qu’une vigilance face à l’influence que peuvent avoir les biais des chercheurs a bien souvent laissé place, dans des épistémologies se réclamant largement des SHS, à un pessimisme très fort : les épigones nord-américains de Foucault, notamment, ont ainsi cru pouvoir conclure que l’idéal d’objectivité n’est qu’un mensonge, les échanges et débats d’idées ne servant que de masque aux luttes de pouvoir entre groupes, dont les individus doivent être vus comme des représentants intéressés ».

Les cinq références citées à cet égard sont :

–          Un livre de 2004, The Seduction of Unreason: The Intellectual Romance with Fascism from Nietzsche to Postmodernism, de Richard Wolin.

–          Un livre de 2007, Fear of Knowledge: Against Relativism and Constructivism, de Paul A. Boghossian (traduit en français en 2009).

–          Un article de 2015, Comment ne pas construire un discours scientifique. Note exploratoire sur les « épistémologies féministes » du point de vue, du Carnet Zilsel.

Je passe sur le billet de Frédéric Lordon, qui doit se trouver là par erreur (surtout puisqu’il ne va pas dans la direction de l’article de M. Debierre). Je connais surtout de nom Fear of Knowledge et le texte du Carnet Zilsel, et soulèvent des questions intéressantes sur la question des épistémologies situées (bien qu’ils ne closent pas le débat, de mon point de vue).

En tout cas, cette phrase est intéressante, car elle explicite une confusion que nous relevions plus haut. En effet, les épistémologies post-foucaldiennes ont été très utilisées dans le domaine des studies nord-américaines… mais pas spécifiquement en sociologie, qui a sa propre tradition épistémologique (ce qui ne veut pas dire que Foucault n’y a pas été lu, mais il n’y occupe pas une place aussi centrale qu’en cultural studies ou en gender studies). M. Debierre le reconnaît d’ailleurs : « Ce nihilisme épistémique est dominant dans les départements universitaires de cultural studies, très répandus dans l’anglosphère, et, à moindre mesure, présent dans les disciplines plus classiques des SHS ». Dès lors, pourquoi passer sans cesse des SHS aux studies et réciproquement dans le texte ?

Pour autant, parler de « pessimisme », dire que « l’idéal d’objectivité n’est qu’un mensonge », me paraît aller un peu loin. Ou alors, qu’on me montre les textes qui disent explicitement ça. Oui, l’idéal d’objectivité a été critiqué ; oui, des biais sociaux ont été montrés ; oui, des travaux ont montré que les chercheur.se.s aussi agissaient selon des stratégies, avec des récompenses institutionnelles : est-ce pour autant que l’on a appelé à couper les financements de la recherche ou à fermer les universités[18] ?

En fait, deux grandes erreurs sont faites ici. La première est l’idéalisation de la condition de chercheur.se, vu.e comme pur.e., désintéressé.e, au service de la science seule. Cette idéalisation s’explique assez bien, faisant partie d’un ethos valorisant l’abstraction, et permettant aussi de conserver une bonne image de soi dans une société où être chercheur.se n’est plus perçu comme un grand modèle de réussite sociale. Mais cette idéalisation conduit à rejeter par principe les travaux contredisant cette image, ce qui peut expliquer les réactions virulentes de certains scientifiques face à des travaux les ramenant à une condition plus fragile et biaisée.

La deuxième erreur est de ne pas dissocier épistémologie et méthodes. En effet, les épistémologies situées n’ont pas conduit à l’abolition des méthodes de recherche, contrairement à ce que tentent de croire les défenseur.se.s d’un quantitativisme plus important. Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des effets du choix des épistémologies sur le choix des méthodes, mais la réciproque est aussi vraie d’une part, et les deux représentent des sphères avec une grande autonomie d’autre part. Je n’en veux pour preuve que le fait que certain.e.s scientifiques conservent une épistémologie naïve pendant toute leur carrière, ne connaissant pas grand-chose à l’histoire de leur discipline, et font pourtant un travail de recherche admirable. Il est vrai qu’en SHS, ce genre d’attitudes est plus compliqué à avoir (mais n’est pas impossible), car les considérations épistémologiques ont toujours eu une place importante.

« Par ailleurs, nous suggérons, paradoxalement, une plus grande ouverture à la possibilité que certains chercheurs qui défendent avec force l’objectivité, et affirment en faire preuve autant que possible, soient sincères et pas sous le coup d’illusions. Si nous ne saurons convaincre ici ceux qui rejettent l’objectivité même comme idéal inaccessible, nous nous adressons à ceux qui la conservent comme idéal tout en soupçonnant certains auteurs de s’en réclamer de manière douteuse, en quelque sorte par décret ou par fiat ». La sincérité de personne n’a jamais été mise en doute. C’est tout le principe des biais, qu’ils soient cognitifs, épistémologiques ou sociaux : la personne qui les a peut être convaincue de penser droit, ça ne l’empêche pas de se tromper ou de surestimer ses capacités.

De mon côté, j’appellerai toutes les personnes qui se revendiquent réalistes ou objectivistes, non pas de changer d’opinion, ni d’être d’accord avec moi, juste de lire les critiques qui ont été réalisées de ces notions dans le texte, et non pas résumées ou déformées par leurs opposant.e.s. Vous pourrez toujours lire Boghossian après, rien ne vous en empêchera. Mais avant, lisez celleux auxquel.le.s il répond. Lisez Foucault, lisez Passeron, lisez Harding, lisez Hartsock[19]. De même, avant de lire Sokal, lisez Latour et Derrida. Alors seulement, en ayant toutes les données du problème en tête, vous pourrez vous faire votre avis. N’est-ce pas ça, faire preuve d’esprit critique ?

 

Adoptons la prudence épistémique !

M. Debierre continue en citant cet article d’Arnaud Saint-Martin, cette phrase plus précisément, « c’est par l’approfondissement, réflexif et devisé entre pairs, de cette tension résiduelle entre le constatif et le normatif que l’on peut (se) donner les moyens de mettre en œuvre des sciences sociales humaines, contre l’illusion scientiste d’une objectivité sortie de nulle part ou d’un chapeau magique. […] il est plus sûr, plus juste aussi, de reconnaître l’existence de ces attendus et ces éventuels sous-entendus afin d’en contrôler les effets plutôt que de se gargariser d’une « neutralité axiologique » au-delà de tout soupçon idéologique » en disant que sa prudence épistémique est judicieuse.

Mais, rajoute-t-il aussitôt, « il passe à notre avis à côté du fait que certains individus (typiquement, ceux qui sont très hauts sur l’échelle de systématisation) ont une aptitude assez rare à préserver leur « neutralité axiologique » ». Nous avons là la continuité du biais en faveur de la quantification dont nous parlions tout à l’heure : croire que quantifier suffit à aller vers plus de neutralité est une affirmation gratuite (au moins dans cet article). Remarquez que je ne juge pas de la possibilité ou non de conserver une réelle neutralité axiologique. Il n’y a même pas besoin d’aller jusque-là, puisque c’est le lien précédent qui est critiquable. L’adoption d’une méthode quantitative n’exclut pas plus que celle d’une méthode qualitative les phases d’adoption d’une épistémologie, de création de l’objet étudié, de recensement de la bibliographie, de collecte des données, etc., autant d’étapes pouvant être l’objet de biais.

En revanche, je veux bien croire que les profils tendant vers la systématisation ne sont pas victimes des mêmes biais que les profils tendant vers l’empathie. Non pas parce qu’ils seraient moins victimes de biais de façon générale : juste parce qu’ils ont d’autres biais (et la quantification des biais selon les profils me semble très compliquée à faire, mais n’est pas de mon ressort).

« Voici donc un petit appel : nous proposons aux chercheurs en SHS, partageant l’idéal d’objectivité et lucides sur la difficulté qu’il y a à s’en approcher, de faire preuve d’humilité cognitive. Il y a bien des gens qui sont moins susceptibles qu’eux d’être victimes de biais, et le fait qu’un individu ait étudié les sciences naturelles, ou qu’il ait pour elles une affinité, doit les pousser, par raisonnement probabiliste, à majorer leur évaluation de la probabilité que ce soit son cas. Et, si ces gens avancent des idées qu’ils estiment soutenus par les données et leur sont désagréables, cela n’indique pas forcément qu’ils ont « instrumentalisé » la science pour les besoins supposés de leur hypothétique « programme réactionnaire » : au contraire, beaucoup d’entre eux partagent la plupart des intuitions normatives de la majorité des chercheurs en SHS, mais ont peut-être la chance (au sens le plus littéral du terme) d’être plus doués pour les mettre de côté » : nous atteignons là une question difficile, qui appelle un développement un peu plus long.

Pour commencer, cet appel montre, à mon avis, que M. Debierre sous-estime la complexité et le coût d’apprentissage des SHS. Il est vrai qu’il s’agit là d’une illusion répandue : puisque nous vivons tou.te.s dans une société, il est tentant de croire que nous pouvons tou.te.s avoir un avis informé sur la question, et donc que les résultats des sciences qui l’étudient sont critiquables par n’importe qui, et que toutes les idées qui émergent dessus peuvent avoir un début de validité. Malheureusement, il n’en est rien : comme toutes les sciences, les SHS nécessitent un temps d’études préalables, afin de comprendre comment et pourquoi les résultats sont créés, pourquoi tel ou tel paradigme est retenu plutôt que tel autre, comment se positionnent les différent.e.s acteur.ice.s des différents champs. Je ne dis pas qu’il faut nécessairement des diplômes dans ces matières, mais il faut en tout cas un temps incompressible d’apprentissage. Ce temps d’apprentissage ne peut pas être réduit à l’idée qu’apporter des méthodes prétendument extérieures au champ d’étude (je dis prétendument, car en fouillant, on s’aperçoit souvent qu’elles sont aussi utilisées, mais amendées par l’expérience interne du champ) va révolutionner des décennies de travail. Ce serait comme dire que Picasso renouvelle le champ de la peinture parce qu’il ne savait pas dessiner de façon réaliste : c’est mal comprendre le travail d’internalisation, puis de dépassement, des normes d’un champ.

En outre, cet appel dénote une vision parcellaire de la recherche, qui demeure bien plus une activité collective qu’une somme de profils brillants qui donneraient du haut de leur chaire des réponses pertinentes à l’étude des sociétés ou de la condition humaine. Bien entendu, il y a toujours un travail a posteriori d’héroïsation de certaines figures, mais il s’agit là d’un roman scientifique, comme on dispose d’un roman national, qui ne correspond pas à l’histoire véritable, mais qui trouve son utilité dans d’autres contextes (motiver les étudiant.e.s à se tourner vers la recherche, par exemple).

Je ne reviendrai pas sur l’idée qu’il existe réellement une hiérarchie des profils, avec l’idée que la systématisation serait l’alpha et l’omega de la recherche scientifique. Au contraire, je trouve l’idée inquiétante, en ce qu’elle conduirait probablement à un affaiblissement des possibilités de recherche. Cela étant, encore une fois, je ne tiens pas rigueur à M. Debierre de sombrer dans cette illusion : étant lui-même physicien, diplômé d’une école renommée, il a plus de raisons d’adhérer à ce récit que d’autres.

Enfin, je crois que personne ne remet en question la bonne foi des critiques des SHS contemporaines : iels peuvent tout à fait se croire authentiquement d’accord sur les prémisses, mais ne pas disposer des outils nécessaires pour comprendre en quoi leurs raisonnements sont biaisés, puisque ces outils proviennent des formations qu’iels critiquent précisément. Je ne leur fais aucun procès en cynisme (de même que lorsqu’on parle de « stratégies d’acteur.ice.s », on ne considère pas que lesdits acteur.ice.s en sont pleinement conscient.e.s ou dans une logique de prévision ou de manipulation).

« Il est par ailleurs important de noter qu’il serait malhonnête de blâmer uniquement les universitaires en SHS pour le poids que les réflexes normatifs font peser sur leurs disciplines. Editorialistes et responsables politiques sont prompts à mobiliser sans prudence des résultats de travaux en SHS, ou à condamner en bloc ces disciplines sous prétexte qu’elles seraient intrinsèquement idéologiques, une sorte de prétexte académique à certaines compulsions politiques » : le fait de faire sortir la recherche des sphères rassurantes de la controverse universitaire, des colloques et des articles de revues pour la mettre au sein du débat public signifie des normes de conversations différentes, des réactions plus difficilement prévisibles. Ce n’est pas forcément un drame, mais cela amène souvent des déformations. Je ne peux donc que remercier M. Debierre pour cet ajout, tout en regrettant qu’il se trouve visiblement plus du côté des éditorialistes qu’il dénonce que des chercheur.se.s avec ce texte.

 

Discriminations et quotas

Quelle est la deuxième piste de remédiation proposée par M. Debierre ? La première réponse qui viendrait à l’esprit serait un quota de personnes aux « intuitions normatives minoritaires » (de droite, donc) ou aux « profils systématiseurs ». Ce n’est pas celle qu’il adopte. Je cite : « La solution la plus évidente au deuxième problème est aussi la plus mauvaise : celle qui consisterait en ce que les départements universitaires de SHS pratiquent une « discrimination positive » au bénéfice des étudiants et chercheurs ayant des intuitions normatives minoritaires. Les arguments contre ces pratiques sont connus et, il nous semble, imparables. Il faut comprendre que les choix individuels jouent un rôle central à cette réalité statistique ». Je salue la cohérence de la posture, même si j’aurais bien aimé savoir quels étaient exactement les arguments contre les pratiques de discrimination positive, la question étant tout de même assez complexe.

La deuxième piste est donc une réduction de la discrimination envers les personnes aux « intuitions normatives minoritaires ». Et de citer cet article du Washington Times : Survey shocker: Liberal profs admit they’d discriminate against conservatives in hiring, advancement. Il s’agit là d’enquêtes en psychologie sociale, il faudrait vérifier si elles s’étendent réellement à l’entièreté des SHS, mais soit. On se demande quand même comment il faudrait faire concrètement, l’appareil législatif contre ce type de discriminations étant a priori déjà existant dans nombre de pays développés.

Une autre proposition est « de cesser d’isoler les étudiants au profil systématiseur des SHS dans le secondaire, comme cela est souvent fait par le jeu des filières, et de renforcer l’enseignement des statistiques et des raisonnements probabilistes, auxquels les élèves sont souvent initiés très tard ». L’actuelle réforme du lycée étant encore en cours, je ne dispose pas des chiffres sur les abandons de spécialités de la Première à la Terminale, mais dans l’ancien système de filières, si je me souviens bien, en 2017, on avait 37,6% des élèves en Terminale S ; 23,9% en ES ; 11,5% en L ; 13,1% en STMG ; 6,5% en STI2D ; 4,6% en ST2S ; 1,7% en STL ; 0,6% en STD2A ; 0,5% en Hôtellerie ; 0,1% en TMD et 0,1% en BT. Sachant que le bac général est surreprésenté dans les milieux de la recherche, cela veut dire que la majorité des élèves allait en S, filière construite pour sa dominante en mathématiques, physique-chimie et SVT. Je ne peux pas juger sur le programme de mathématiques et la question des probabilités, mais s’il s’agit de dire qu’il faut que les élèves allant anciennement en S (qui reproduisent, je suppose, la filière par le jeu des options en Première et en Terminale aujourd’hui) aient en plus des cours de SHS, comment ne pas approuver ?

 

Conclusion

Je restitue l’intégralité de la conclusion de l’article : « En attendant, les chercheurs en SHS partagent presque tous les mêmes intuitions normatives, sont susceptibles de se laisser influencer par les émotions de leurs congénères – et les leurs – plus qu’il ne le serait souhaitable pour le bon déroulement de la pratique scientifique, et travaillent sur des sujets dont il est presque garanti qu’ils activeront les intuitions normatives, dont l’influence sera alors à contrôler scrupuleusement ; ce qui est une tâche difficile. Nous pensons qu’il y a là au moins un début de raison de s’inquiéter, et que l’écart entre certaines croyances répandues chez les chercheurs en SHS et ce que permettent de conclure les données pertinentes valide ces inquiétudes ».

Je passe sur l’utilisation du terme « congénères », qui est quelque peu insultante. Je pense que cette conclusion illustre bien la majorité des failles que j’ai essayé de relever dans cet article : biais sociaux divers, illusion de supériorité de la part des pratiquants des sciences naturelles, condescendance envers des disciplines visiblement non-maîtrisées. En particulier, l’idée que quelqu’un d’extérieur aux SHS est capable de savoir quelles sont les données pertinentes et quelles sont celles qui ne le sont pas me paraît montrer une suffisance inquiétante. Je n’apprendrai pas aux divers.e.s sceptiques que l’on sent là un certain effet Dunning-Kruger.

Pour conclure de mon côté, je ne pourrai qu’appeler M. Debierre à faire preuve d’humilité cognitive et épistémique, en se renseignant un minimum sur les sciences et les épistémologies qu’il commente, en se demandant si les embûches qu’il croit trouver n’ont pas déjà été aperçues, voire traitées du mieux qu’elles pouvaient l’être, par les chercheur.se.s spécialisé.e.s dans ces domaines, et en remettant en question l’impression de supériorité que lui donne son parcours en sciences naturelles.

Et, je le répète, je ne peux que continuer à appeler les lecteur.ice.s de Zet-Ethique à lire par elleux-mêmes les articles et les ouvrages des sciences humaines et sociales. Cela ne les empêchera aucunement de lire les critiques qui ont pu en être faites au cours du temps, mais iels pourront ainsi développer un avis plus informé sur ces questions, et ne plus voir certains pans des sciences contemporaines uniquement par la vision qu’en ont leurs détracteur.rice.s.

Merci aux relecteur.ice.s

Vinteuil


[1] Si, si, après que + indicatif, même si ça semble bizarre.

[2] Jordan Peterson n’est plus vraiment un sujet d’actualité brûlant, mais vers 2016-2017, il s’est fait connaître en critiquant la loi fédérale canadienne C-16 visant à interdire les discriminations envers les personnes transgenres. Début 2018, il a sorti un livre intitulé Douze règles pour une vie : un antidote au chaos.

[3] Pour les personnes qui n’ont pas accès aux articles de revue, j’ai trouvé la version de 2005 de cet article : http://econfaculty.gmu.edu/klein/PdfPapers/Cardiff&Klein_2005.pdf

[4] Dont on se demande comment elle pourrait avoir lieu sans une politique de quotas, pourtant souvent critiquée par les mêmes.

[5] La vieille histoire des DINOS et des RINOS : https://en.wikipedia.org/wiki/Democrat_In_Name_Only

[6] C’est la thèse du journaliste Thomas Frank dans Pourquoi les riches votent à gauche (2016 en VUS, 2018 en VF), par exemple.

[7] Je ne reviens pas sur ce livre, mais cet article me semble une critique pertinente et suffisante : https://www.cairn.info/revue-zilsel-2018-1-page-411.htm

[8] Et, en plus récent, en philosophie de l’esprit : Nature and culture dualism : genesis of an obsolete dichotomy

[9] Sans aucun mépris pour nos confrères.soeurs géologues.

[10] Vous en doutez ? D’un point de vue microsociologique, souvenez-vous de la Manif pour Tous. Sur les enfants que leurs parents avaient emmené en manifestation, une partie a dû se révéler LGBT+ à l’adolescence. Je n’ai pas trouvé d’études sur la question – il est peut-être encore un peu tôt – mais ne peut-on pas présumer que leur comportement sexuel (ce qui est large, ça peut aller des façons de draguer aux pratiques au lit) a pu être affecté ? Enfin, ce n’est qu’une hypothèse, il y aura peut-être des études là-dessus dans quelques années.

[11] Cf. l’affaire Benjamin Griveaux, par exemple.

[12] Au hasard, les réductions d’impôt dont disposent les couples mariés, à une époque où on peut être en couple stable de long terme, avec des enfants, sans être marié.

[13] Essayez de penser que la zoophilie est exactement au même niveau, ni mieux, ni pire, que le coït de la nuit de noces. Ça peut être un brin difficile.

[14] Un petit exemple : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/210

[15] Pour mémoire : le politique concerne l’organisation de la cité, donc par extension la gestion des rapports de pouvoir entre êtres humains, la politique l’organisation institutionnelle de la société. Bref, on ne peut pas être apolitique, mais on peut être apartisan.e (donc ne se reconnaissant pas dans l’offre politique institutionnelle à un moment T).

[16] Et qui s’explique très bien par le système de récompenses sociales d’une société qui lie des qualités vues comme positives comme la logique ou la rigueur avec l’apprentissage des sciences naturelles comme la physique ou les mathématiques ; ainsi que par la très grande sélectivité des parcours pour faire de la recherche dans ces disciplines.

[17] Il paraît que c’est ce livre qui a inspiré le canular de Sokal deux ans plus tard. Comme pour Impostures Intellectuelles, cela semble être un livre qui essaie de discuter de philosophie des sciences et de sociologie des sciences de la part de non-spécialistes.

[18] Non, appeler au boycott de certains invités sur les campus ne signifie pas appeler à fermer des départements entiers de recherche. D’ailleurs, ces dernières années, les fermetures de départements et d’universités et la restriction de leurs crédits au niveau international ont plutôt été le fait de gouvernements catalogués à droite, comme au Japon ou au Brésil.

[19] J’ai volontairement pris quatre auteur.ice.s qui ont des positions différentes, afin de montrer qu’il y a de nombreuses nuances dans les analyses épistémologiques.

Perspective sur l’affaire Sokal

Ou : qu’est-ce que prouve un canular, au juste ?

Introduction

Que sont l’affaire Sokal et ses suites?

En avril 1996, Alan Sokal, professeur de physique théorique à l’Université de New York, publie un article intitulé « Transgresser les frontières : Vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » (que vous pouvez trouver ici : https://cours.toucharger.com/fiches/cours/transgresser-les-frontieres-vers-une-hermeneutique-transformative-de-la-gravitation-quantique/94729.htm), dans la revue Social Text. Citons la page Wikipédia sur ce texte : « Affirmant que la théorie quantique a des implications politiques progressistes, l’article indique que les concepts « New Age » du champ morphogénétique pourraient être une théorie de pointe en gravité quantique et conclut que puisque la réalité « physique (…) est à la base une construction sociale et linguistique », alors « une science libératrice » et « des mathématiques émancipatrices » devraient être développées afin d’abandonner « les canons de la caste d’élites de la science dure » au profit d’ « une science postmoderne [qui] offre le puissant appui intellectuel au projet de politique progressiste ». » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Sokal).

Social Text, créée en 1979, publiée par la Duke University Press, existe encore aujourd’hui. C’est une revue académique se définissant comme « établissant des liens créatifs entre la théorie critique et la pratique politique ». De même, elle souligne son « interdisciplinarité » et le fait que le comité éditorial cherche à « élargir et à redéfinir ce que la recherche peut faire » (https://socialtextjournal.org/about/). Il s’agit d’une revue tournée vers les cultural studies, se concentrant sur les questions de genre, de sexualité, de race[1] et d’environnement (https://read.dukeupress.edu/social-text). Remarquons qu’en 1996, Social Text ne pratiquait pas de peer review.

L’éditeur de Social Text la présente comme un des leaders du champ, de même que les personnes soutenant Alan Sokal. Mais le premier cas peut être une volonté de publicité et de mise en avant, et le deuxième provient de personnes n’évoluant le plus souvent pas dans ce champ, donc peu à même d’estimer la réputation d’un journal dans ce dernier[2]. Je n’ai malheureusement pas trouvé de classement de la revue en 1996. Le plus vieux que j’ai vu remonte à 2001. Je laisse le lecteur juge : https://www.researchgate.net/journal/1527-1951_Social_Text. Pour ma part, je ne m’intéresserai pas ici aux questions de représentativité de la revue.

L’article de Sokal paraît dans le numéro de printemps/été 1996 (p. 217-252) de Social Text, intitulé Science wars. Deux mois plus tard, dans l’édition de mai/juin 1996 de la revue Lingua Franca, Alan Sokal fait paraître un deuxième article, révélant que « Transgresser les frontières : Vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » n’est qu’un canular.

« Cette parodie était truffée de citations à propos de la physique et des mathématiques, absurdes mais authentiques, dues à des intellectuels célèbres, français et américains » nous apprend la préface à la seconde édition d’Impostures Intellectuelles. Sokal précise aussi : « Tout au long de cet article, j’utilise des concepts scientifiques et mathématiques d’une façon que peu de scientifiques ou mathématiciens prendraient au sérieux. Par exemple, je suggère que le “champ morphogénétique” – une idée nouvel âge curieuse due à Rupert Sheldrake – représente une théorie majeure de la gravité quantique. Cette relation est pure invention ; même Sheldrake n’affirme rien de ce genre. J’affirme que les spéculations psychanalytiques de Lacan ont été confirmées par des travaux récents dans la théorie du champ quantique. Même des lecteurs non scientifiques auraient pu se demander ce que cette bon Dieu de théorie du champ quantique a à voir avec la psychanalyse; il est certain que mon article n’apportait aucun argument raisonné pour appuyer cette relation.

En somme, j’ai écrit intentionnellement l’article de telle manière que tout physicien ou mathématicien compétent (ou un étudiant en physique ou en maths) se rendrait compte qu’il s’agissait d’une parodie. Il est clair que les éditeurs de Social Text n’ont pas été gênés de publier un article sur la physique quantique sans se préoccuper de consulter qui que ce soit de compétent dans le domaine. » (https://www.sceptiques.qc.ca/dictionnaire/sokal.html)

Selon Sokal, cet article avait vocation à être une expérimentation sur un courant universitaire américain, les cultural studies. Il prouvait pour lui que certains articles dans le champ des cultural studies étaient publiés non sur la pertinence scientifique de leur contenu, mais sur le nom de l’auteur.ice et sur le fait qu’iel flattait les présupposés idéologiques des éditeur.ice.s.

Dans quel but a-t-il écrit ce canular ? « Mon but n’est pas de défendre la science des hordes de barbares de la littérature critique (nous allons bien survivre, merci), mais de protéger la gauche d’une mode. Il y a, par centaines, des enjeux politiques et économiques importants concernant les sciences et les technologies et la sociologie des sciences, quand elle est de qualité, a accompli un gros travail de conceptualisation pour clarifier ces enjeux, tandis qu’une sociologie bâclée, comme toute science bâclée, est inutile et même contre-productive. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_Sokal)

Remarquons qu’il y avait une motivation politique dans cette affaire : Sokal trouvait que la gauche américaine était en train d’abandonner certains idéaux qu’il considère comme inspirés des Lumières, tels que la défense de la rationalité, au profit d’idéaux « postmodernes » et d’un fort relativisme épistémique. Nous reviendrons là-dessus dans la suite de cet article.

Les éditeur.ice.s de Social Text répondirent qu’il y avait eu là un abus de confiance et qu’iels avaient cru que l’article « était l’effort sérieux d’un scientifique professionnel d’observer un certain type d’affirmations issues de la philosophie postmoderne pour l’avancement de son domaine de recherche ».

Un an plus tard, en 1997, Alan Sokal et Jean Bricmont, à l’époque professeur de physique à l’université de Princeton, sortent un livre, Impostures Intellectuelles, qui affirme que « des intellectuels célèbres tels que Lacan, Kristeva, Baudrillard et Deleuze ont, de façon répétée, utilisé abusivement des termes et des concepts provenant des sciences physico-mathématiques : soit en les invoquant totalement hors de leur contexte, sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle à cette démarche – soulignons que nous ne sommes nullement opposés aux extrapolations de concepts d’un domaine à l’autre, mais seulement aux extrapolations faites sans donner d’arguments –, soit en jetant des mots savants à la tête des lecteurs non scientifiques sans égard pour leur pertinence ou même leur sens » (préface à la seconde édition d’Impostures Intellectuelles). Tous les auteurs attaqués dans ce livre sont français.

Ce livre a fait fortement débat à sa sortie. De nombreux articles ont été écrits, le défendant ou l’attaquant. Pour un exemple des critiques faites à ce livre, je conseille ce long dossier, qui aborde bien plus de thèmes que je ne suis capable de le faire : http://www.tribunes.com/tribune/alliage/35-36/content.htm

Plus récemment, en 2017, James A. Lindsay, docteur en mathématiques et écrivain, et Peter Boghossian, professeur assistant de philosophie à l’université de d’Etat de Portland, ont publié un article intitulé « Le pénis conceptuel en tant que construction social » dans la revue Cogent Social Sciences (https://www.skeptic.com/downloads/conceptual-penis/23311886.2017.1330439.pdf). L’article avait été au départ proposé à la revue Norma : International Journal for Masculinity Studies, qui l’a rejeté. Les auteurs ont ensuite révélé le canular dans le magazine Skeptic : pour eux, l’article était intentionnellement absurde, et imitait le style de la « théorie du genre discursive poststructuraliste ». Leur but était de démontrer deux choses : d’une part, que « les études sur le genre sont paralysées du point de vue académique par une croyance quasi religieuse dominante selon laquelle la masculinité est la racine de tout mal » ; d’autre part, qu’il y a de nombreux problèmes dans les processus de peer review des revues à accès libre (https://fr.wikipedia.org/wiki/Peter_Boghossian).

Cependant, Alan Sokal lui-même a considéré que ce canular était moins probant que ce que les auteurs ont affirmé. Pour lui, le thème sous-jacent de l’article (le fait qu’un virilisme exacerbé ait des conséquences négatives pour les hommes et pour les femmes) est un truisme, pas une affirmation ridicule. Ensuite, le journal Cogent Social Sciences est de faible qualité, d’un point de vue académique, et n’est pas spécialisé dans les études de genre. Au contraire, le rejet de la publication par Norma, une revue spécialisée en études de genre, mais pas particulièrement prestigieuse, montre, pour Sokal, que flatter les présupposés moraux et idéologiques des éditeur.ice.s ne suffit pas à publier dans ces domaines (https://www.chronicle.com/article/What-the-Conceptual/240344).

Cela n’a pas empêché les deux auteurs, avec Helen Pluckrose, rédactrice du journal Areo, de recommencer. En octobre 2018 a eu lieu l’affaire Sokal squared. Iels ont passé dix mois à écrire vingt fausses études, aux résultats volontairement biaisés et absurdes, en les signant de faux noms, avant de les soumettre à publication dans diverses revues de sociologie spécialisées en études de genre, race studies, etc.. Sur ces vingt études, sept avaient été publiées, sept autres avaient été acceptées en vue d’une publication et six avaient été rejetées. Parmi les articles acceptés, on trouvait « Réactions humaines à la culture du viol et à la performativité queer dans les parcs à chien à Portland, Oregon », publié dans Gender, Place & Culture ou « Notre lutte est ma lutte : le féminisme solidaire comme une réponse intersectionnelle au féminisme néolibéral », qui réécrivait un chapitre de Mein Kampf avec un vocabulaire féministe, publié dans Affilia : Journal of Women and Social Work (https://www.liberation.fr/checknews/2018/10/04/qu-est-ce-que-l-affaire-sokal-au-carre-qui-agite-les-milieux-scientifiques-anglophones_1682937). Le premier article a attiré l’attention de la presse américaine, et une journaliste du Wall Street Journal, Jillian Kay Melchior, ayant réalisé que l’autrice de l’étude n’existait pas en cherchant à la contacter, les auteur.ice.s de Sokal squared révèlent leur canular avant qu’il ne soit totalement achevé (https://fr.wikipedia.org/wiki/Canular_Sokal_au_carr%C3%A9). Iels ont précisé que leurs auteur.ice.s fictif.ve.s avaient reçu quatre propositions de faire de la peer review, eu égard à l’excellence de leur travail académique, avant que le canular ne soit révélé (https://www.chronicle.com/article/Proceedings-Start-Against/245431).

Pourquoi en parler ?

Pourquoi parler de l’affaire Sokal, alors qu’elle a eu lieu il y a plus de vingt ans ? En premier lieu, il est certain que l’affaire Sokal squared lui a redonné une actualité, et qu’il est donc intéressant de s’attacher à un événement important des science wars.

Ensuite, il faut bien voir que l’affaire Sokal est perçue comme une référence dans certaines communautés. Je pense ici par exemple à la communauté zététique francophone. Cependant, elle est trop souvent une référence non examinée, une espèce de joker que d’aucun.e.s sortent pour emporter l’adhésion, sans se demander quelle est sa valeur exacte.

Enfin, et l’exemple Sokal squared le montre bien, les partisans de Sokal ont tiré des conclusions rapides du canular et d’Impostures Intellectuelles. La moindre n’étant pas que les sciences sociales contemporaines seraient ineptes et à jeter, ce qui permet de faire l’économie d’étudier correctement leurs résultats et leurs méthodes.

Pourtant, Sokal lui-même était plus prudent : « Finalement, insistons sur ce que nous ne disons pas. Par exemple, certains commentateurs ont interprété le livre comme une attaque globale contre la philosophie ou les sciences humaines. Il va sans dire que ce n’est nullement notre intention et que rien dans le livre n’appuie une telle interprétation. Mais ce qui est plus frappant, c’est le mépris envers ces domaines qui est implicite dans de tels commentaires. En effet, ou bien les abus dénoncés dans cet ouvrage sont représentatifs de l’ensemble des travaux dans ces domaines, ou bien ils ne le sont pas. Dans le premier cas, notre livre serait de fait une attaque (du moins implicite) contre le domaine dans son entièreté, amis elle serait justifiée. Mais dans le cas contraire – et à notre avis cette hypothèse-ci est la bonne –, il n’y a aucune raison de critiquer un chercheur pour ce que dit un autre travaillant dans le même domaine. Plus généralement, quiconque interprète notre livre comme une attaque globale contre X – que X soit la philosophie française, la « pensée 68 » ou encore la gauche universitaire américaine – présuppose que l’ensemble de X est caractérisé par les pratiques intellectuelles que nous dénonçons, et c’est à ceux qui soutiennent une telle thèse qu’il incombe de l’établir » (préface à la seconde édition d’Impostures Intellectuelles)[3].

Il est aussi possible de citer son article paru à l’occasion de Sokal squared : « From the mere fact of publication of my parody I think that not much can be deduced. It doesn’t prove that the whole field of cultural studies, or cultural studies of science — much less sociology of science — is nonsense. Nor does it prove that the intellectual standards in these fields are generally lax. (This might be the case, but it would have to be established on other grounds.) It proves only that the editors of one rather marginal journal were derelict in their intellectual duty, by publishing an article on quantum physics that they admit they could not understand, without bothering to get an opinion from anyone knowledgeable in quantum physics, solely because it came from a « conveniently credentialed ally » (as Social Text co-editor Bruce Robbins later candidly admitted), flattered the editors’ ideological preconceptions, and attacked their « enemies. »» (« Du simple fait de la publication de ma parodie, je pense qu’on ne peut pas en déduire grand-chose. Cela ne prouve pas que tout le domaine des études culturelles, ou des études culturelles de la science – et encore moins de la sociologie de la science – n’a pas de sens. Elle ne prouve pas non plus que les normes intellectuelles dans ces domaines sont généralement laxistes. (Ce pourrait être le cas, mais il faudrait l’établir pour d’autres motifs.) Cela prouve seulement que les rédacteurs d’une revue plutôt marginale ont été abandonnés dans leur devoir intellectuel, en publiant un article sur la physique quantique qu’ils admettent ne pas pouvoir comprendre, sans se donner la peine d’obtenir l’opinion de quiconque connaissant la physique quantique, uniquement parce qu’il venait d’un « allié accrédité » (comme le co-éditeur de Social Text, Bruce Robbins, l’a admis crûment), qu’ils complétaient les idées reçues idéologiques de leurs éditeurs et s’en prennent à leurs « ennemis ». ») (https://www.chronicle.com/article/What-the-Conceptual/240344)

Il semble hélas que d’aucun.e.s, dont les auteur.ice.s de Sokal squared, ne partagent pas cette prudence.

Un soupçon naît alors : cette prudence existe-t-elle réellement ou n’est-elle qu’un artifice rhétorique pour dévier le débat né de ce canular ? Est-il anodin que Sokal soit devenu l’emblème de groupes extrêmement critiques sur les cultural studies ? Si d’aucun.e.s pourraient dire que Frankenstein est dépassé par sa création, d’autres pourraient considérer que la récupération de Sokal par ces derniers était quelque peu inévitable. Et ce d’autant plus que, jusqu’à présent, j’ai rapporté les paroles de Sokal avec un principe de charité épistémique : cependant, ses propos n’ont rien d’évident, et il faut se demander si la critique des chercheur.se.s critiqué.e.s est valable. Je reviendrai sur ce point-là dans la suite de cet article, consacrée à Impostures Intellectuelles.

Autrement dit, cet article revient sur le canular en lui-même (ainsi que sur Sokal squared, qui suit la même logique), un deuxième suivra, comme je le disais, sur le livre qui en fut tiré, le bien-nommé Impostures Intellectuelles.

Le canular de l’Affaire Sokal

J’ai décrit dans l’introduction le contenu du canular, je ne reviendrai donc pas dessus. Ce qui m’intéresse ici est plutôt son utilisation comme méthode et les conclusions qu’il est possible d’en tirer.

Une expérience scientifique ?

La première question qui me vient à l’esprit en voyant ce canular est : est-ce une expérience scientifique ? Sokal parlait à l’époque d’une « expérimentation », mais le terme peut avoir des sens bien différents.

Il faut avant tout se demander de quelle discipline il pourrait relever, et donc quelle méthode peut être appliquée. Considérons qu’il y a au moins cinq étapes dans la méthode expérimentale classique :

  • Observation du phénomène, mesures ;
  • Formulation d’hypothèses pour l’expliquer ;
  • Prévision de nouveaux événements répondant à ces hypothèses ;
  • Vérification ou réfutation par l’expérience ;
  • Conclusion.

Si l’on prend le canular de Sokal, on peut penser qu’il répond bien à ces étapes :

  • Observation du phénomène, mesures : des articles sont publiés dans des revues académiques en cultural studies qui ne remplissent pas les critères de scientificité que l’on est en droit d’attendre de publications scientifiques ;
  • Formulation d’hypothèses pour l’expliquer : il y a une mode « postmoderne » dans certaines sciences sociales et humaines et les éditeurs des revues publient des articles qui flattent leurs présupposés idéologiques relevant de cette mode au lieu de faire une peer review sérieuse ;
  • Prévision de nouveaux événements répondant à ces hypothèses : d’autres articles sortiront qui suivront le même schéma, soit la vérification de biais de confirmation de la part des éditeurs de revue ;
  • Vérification ou réfutation par l’expérience : Sokal écrit un article factice et rempli d’erreurs, mais flattant les présupposés idéologiques qu’il a identifié, et tente de le faire publier dans une revue en cultural studies. Cette dernière publie en effet l’article.
  • Conclusion : l’hypothèse est vérifiée, ce qui tendrait à prouver que la mode « postmoderne » conduit à produire des articles qui ne sont pas sérieux, d’un point de vue scientifique.

Cependant, il ne s’agit là que d’une approximation grossière, et il manque plusieurs éléments qui permettraient de faire de ce canular une réelle expérimentation scientifique.

Dans une expérience classique, on peut s’attendre à retrouver plusieurs éléments :

  • Le principe dit « toutes choses égales par ailleurs » : l’expérimentateur.ice doit pouvoir modifier un seul paramètre lors de l’expérience, afin d’être sûr.e que ce n’est pas la modification d’un autre paramètre qui joue sur le résultat de l’expérimentation ;
  • Le contrôle des variables parasites, qui peut être fait de différentes façons. Les quatre principales façons sont : le maintien de la variable parasite à un niveau constant ; la variation systématique de la variable parasite ; l’aléatorisation, randomisation ou contrôle par variation au hasard ; le contre-balancement (effets de rang ou dépendance séquentielle) (http://j.b.legal.free.fr/Blog/share/Dynamiques/Methodo.pdf) :
    • Le maintien de la variable parasite à un niveau constant suppose de répertorier l’ensemble des états pouvant être pris par cette variable et de ne sélectionner que l’un d’entre eux. En l’occurrence, cela pourrait signifier qu’il faudrait s’assurer que les dossiers établis par les revues dans le numéro où paraissent les articles canulars traitent tous du même sujet. Ce qui paraît difficile à faire, puisque les revues ont chacune des spécialités différentes.
    • La variation systématique de la variable parasite représente l’inverse : il faut que l’ensemble des états soit représenté dans chacune des conditions expérimentales produites par la variable indépendante. Autrement dit, il faudrait que chacune des revues ait publié différents styles d’articles sur plusieurs numéros consécutifs, et que ces styles se retrouvent dans l’ensemble des revues.
    • L’aléatorisation, randomisation ou contrôle par variation au hasard, qui pose comme postulat que les valeurs de la variable parasite se répartiront selon la même distribution dans les différentes conditions expérimentales si on laisse celle-ci jouer librement. Mais il est impossible de vérifier ce postulat a posteriori, et donc de savoir si cette répartition s’est véritablement faite de façon aléatoire ou si des biais se sont introduits dans celle-ci. Pour que la probabilité d’une répartition au hasard soit élevée, il faudrait faire sortir des centaines de canulars en même temps dans l’ensemble des revues académiques, et même ainsi, il n’y aurait pas de certitude qu’il y a réellement hasard.
    • Le contre-balancement (effets de rang ou dépendance séquentielle) : il faut répéter les essais en les présentant à des groupes de participant.e.s selon un ordre modifié, jusqu’à ce que tous les ordres de présentation possibles aient été représentés. Ici, cela signifierait que les mêmes articles seraient tous proposés aux mêmes revues. Mais le nombre d’articles et de revues se compteraient tous deux en centaines pour prendre en compte tous les ordres de présentation possibles, avec la probabilité de tomber sur les mêmes reviewers plusieurs fois : il paraît donc difficile de mettre cela en place.
  • L’échantillonnage : il peut se faire en tirage aléatoire ou en utilisant une méthode des quotas. Le tirage aléatoire consiste à tirer au hasard des participant.e.s (ici, les revues) au sein de la population. Or il faut savoir quelle est la population ici. S’il s’agit de démontrer que certains champs de la recherche (études de genre, etc.) ne répondent pas aux exigences de scientificité, alors la population représente l’ensemble des revues académiques, et le tirage au sort devrait permettre d’avoir des revues de tous les champs. Mais réduire la population uniquement à des revues spécialisées dans les cultural studies revient à considérer que ce ne sont pas les champs entiers qui sont vus comme non-scientifiques, mais certaines revues uniquement. Il faut aussi, dans l’échantillonnage, prévoir un groupe contrôle, qui est affecté à une condition expérimentale, mais où la variable indépendante n’intervient pas : en l’occurrence, il s’agirait ici d’un groupe de revues qui ne seraient pas inspirées par la mode « postmoderne » à qui on enverrait des articles canulars. Si l’hypothèse est juste, elles ne devraient pas publier ces articles.

La première faiblesse du canular est qu’il ne remplit pas la condition du « toutes choses égales par ailleurs ». En effet, il ne s’agit pas là d’une expérience en laboratoire, et il est impossible de neutraliser l’ensemble des autres raisons conduisant des éditeur.ice.s à sélectionner tel ou tel article pour la publication.

Au vu de la difficulté à faire une expérience totalement contrôlée dans le champ social, Sokal aurait pu utiliser un modèle, mais ce dernier est censé alors représenter le mieux possible l’objet sur lequel repose l’hypothèse. Or il est délicat de dire que la revue Social Text est un modèle représentant l’ensemble des revues académiques en cultural studies, surtout avec l’absence de peer review qui la caractérisait en 1996.

La question pourrait peut-être se poser plus dans le cas de Sokal squared, vu qu’un plus grand nombre de revues a été touché. Néanmoins, je n’ai rien vu sur les critères de sélection des revues par les auteur.ice.s du canular. Or, sans savoir ce qui les a conduit.e.s à privilégier ces revues plutôt que d’autres, il est difficile de trancher. Si un.e lecteur.ice a plus d’information à ce sujet, je serai ravi de les prendre en compte et d’amender cet article.

La deuxième faiblesse du canular est que le contrôle des variables parasites n’est pas possible. En réalité, il faudrait que l’expérimentateur.ice crée ex nihilo plusieurs revues de recherche, spécialisées dans différents champs disciplinaires, et observe les réactions en peer review pour chacun des articles publiés, afin de vérifier les différences entre elles. Et même ainsi, il paraît difficile d’être capable de neutraliser les différences méthodologiques entre champs, qui fausseraient probablement les résultats.

La troisième faiblesse du canular est la mauvaise qualité de l’échantillonnage. Pour le canular Sokal, c’est assez clair : un seul article a été publié dans une seule revue. Ce n’est pas suffisant pour considérer que cette revue est représentative du champ, et ce d’autant plus qu’elle n’avait pas de peer review.

Si Sokal ne tombe pas dans cet écueil, c’est le cas de Pluckrose, Lindsay et Boghossian, dont la justification selon laquelle les revues qui ont refusé leurs articles représentent leur groupe de contrôle ne peut pas être valide, puisqu’elle supposerait qu’iels ont fait une erreur dans le choix de leur population – ce choix étant une erreur car il ne permet pas de tester convenablement l’hypothèse de départ. En effet, considérer que les deux groupes testés sont la sociologie et les revues de minority studies pour en déduire que les théories défendues dans ces dernières ne sont pas scientifiques oublie d’une part que les méthodologies peuvent différer entre les deux disciplines, d’autre part que la sociologie aussi analyse les mécanismes de domination.

Cela étant, il est intéressant de voir que le groupe témoin existe, d’une certaine façon. En effet, d’autres sciences ont été touchées par des canulars de ce genre. La liste entière est ici : https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_scholarly_publishing_stings. Ont donc été touchées des sciences comme les mathématiques, l’informatique, la physique, la chimie, la médecine ou encore la psychologie. Autant de sciences qui auraient dû être épargnées par la mode « postmoderne » décriée par Sokal et ses successeurs. Remarquons qu’en chimie, l’article canular a été proposé en 2013 à 304 revues en accès libre, et que 157 d’entre elles l’ont accepté, ce qui représente, pour ce que j’en sais, la plus vaste opération de canular dans des publications scientifiques jamais faite à ce jour.

Autrement dit, l’hypothèse de base de Sokal et de ses successeurs paraît difficilement vérifiée. En revanche, il est vrai que l’ensemble de ces canulars semble révéler des problèmes dans le mode de production actuel de la recherche scientifique, et je ne doute pas qu’il serait intéressant d’investiguer en ce sens.

Enfin, la quatrième faiblesse du canular est l’absence d’un protocole de recherche explicite. Si des protocoles avaient été développés, il est probable que les faiblesses que je viens de présenter aurait pu être réduites, voire évitées. En outre, la critique aurait pu alors se porter sur le terrain scientifique et sur la méthodologie. En son absence, il faut reconstituer le protocole a posteriori, ce qui pose de potentiels soucis d’interprétation des résultats des auteur.ice.s.

Pourquoi le canular de Sokal possède-t-il ces faiblesses ? Tout simplement parce qu’il n’a pas pris en compte le fait que la méthode scientifique classique n’était pas nécessairement opérante dans certains cas, et qu’il fallait se renseigner sur les méthodes développées par d’autres sciences pour contourner ces soucis. Je présume que la science la plus appropriée pour cela serait la psychologie sociale.

Le canular de Sokal n’est donc pas une expérience scientifique. Le canular Sokal squared, bien qu’il soit plus développé, ne l’est pas non plus. Ces deux canulars ne représentent donc pas une preuve scientifique et ne permettent donc pas de confirmer (ou d’infirmer) les hypothèses soi-disant testées par Sokal et ses successeurs.

Tout ce que nous pouvons dire est qu’ils ont permis à leurs auteur.ice.s de basculer dans un biais de confirmation : iels ont sous-estimé la nécessité d’avoir un protocole rigoureux car leurs premiers résultats confirmaient leurs hypothèses de départ sur la non-scientificité des théories « postmodernes ».

La faiblesse du canular et les règles de la discussion scientifique

Une question qui se pose est dès lors : pourquoi les canulars fonctionnent-ils dans le cadre de la recherche académique, et surtout dans autant de champs disciplinaires ? Une des réponses possibles nous est fournie par les outils de la sociologie des sciences d’une part, de la sociolinguistique d’autre part.

La recherche académique représente une communauté avec certaines normes qu’il faut respecter pour intégrer, et les chercheur.se.s se reconnaissent entre elleux entre autres par l’utilisation d’un certain type de langage. Intéressons-nous à une norme en particulier, l’éthique en recherche.

Les articles reçus par les revues sont supposés être écrits de bonne foi. Lea peer reviewer va s’intéresser à des questions de méthodologie, de revue de littérature, d’argumentation au sein de l’article, d’intérêt des résultats pour l’avancée de la recherche, mais ne va pas tenter de reproduire les résultats – iel n’en a d’ailleurs pas souvent les moyens ou le temps. On considère que les résultats sont voués à être examinés ensuite, après la sortie de l’article, par d’autres chercheur.se.s, et sur le temps long. La peer review n’est pas censé vérifier si les données sont truquées ou non.

Ajoutons à cela l’utilisation de codes de langage précis dans les champs de recherche (vocabulaire spécifique, auteur.ice.s de référence à citer…) : une fois le coût d’acquisition de ces codes de langage payé, il n’est pas très difficile de donner l’impression de faire partie du groupe de référence (ici, le champ de recherche visé par le canular) et donc d’y être accueilli à bras ouverts, quel que soit le contenu exact de ce que l’on dit. Mais cela n’est pas propre à certaines disciplines : c’est le cas pour toutes les sciences, quelles qu’elles soient.

Cela explique que le canular ne puisse pas avoir un statut de preuve scientifique : en remettant en cause un des principes de base de l’éthique en recherche, il crée une situation qui n’est pas prévue et donc par traitable par les mécanismes de contrôle de publication ordinaires. Cela aurait autant de sens que de prétendre prouver que la gravitation n’existe pas à partir d’une expérience en vol zéro G.

Par ailleurs, les recherches contemporaines en psychologie sociale (mais aussi en sociologie, etc.) sont strictement encadrées lorsqu’elles impliquent des êtres vivants : elles prévoient l’accord de l’université, de respecter les dispositions législatives existantes, et accordent une place importante aux participant.e.s des expériences, en leur faisant par exemple signer des formulaires expliquant qu’iels donnent leur accord. Les canulars de Sokal et de ses successeurs ne respectent évidemment pas ces exigences, ce qui a aussi tendance à les discréditer dans une sphère académique. Par extension, il n’est pas surprenant, quoi que l’on en pense, que Peter Boghossian ait été confronté en janvier 2019 à une procédure disciplinaire de la part de son université : https://www.chronicle.com/article/Proceedings-Start-Against/245431

Enfin, le canular pose une question simple : pourquoi ses auteur.ice.s y ont-iels recours, au lieu de respecter les règles de la discussion scientifique et de critiquer par voie d’articles interposés des théories qu’iels critiquent ? Cela ne peut que créer une suspicion : iels ne seraient pas capables d’y répondre rationnellement et d’apporter de réelles réponses aux champs critiqués. Un contre-argumentaire possible serait que les champs critiqués ne répondent de toute façon pas aux exigences épistémiques qu’iels défendent : mais alors, qu’apporte au juste le canular, qui ne peut être que discrédité de la même façon, et ce sans nécessairement valider les positions de ses auteur.ice.s ?

L’absurde est-il évident ?

Enfin, intéressons-nous à une affirmation des auteur.ice.s des canulars : iels ont volontairement écrit des choses absurdes. Et cet absurde, censé se voir immédiatement, aurait dû alerter les reviewers. Je l’ai déjà dit, c’est là ne pas comprendre l’usage des codes de langage d’un domaine et les attendus d’une publication scientifique.

Certain.e.s pourraient être tenté.e.s de dire qu’il s’agit alors là de bon sens et que les peer reviewers devraient tout de même identifier les aberrations proposées par un canular. Dans le cas du canular de Sokal, la question ne se pose pas, puisqu’il a choisi une revue sans peer review (je ne sais pas si c’est volontairement ou non, mais laissons-lui le bénéfice du doute). Remarquons tout de même que cela a fait partie de son argumentaire après la sortie du canular. Dans celui de Sokal squared, la question peut se poser plus directement.

Ce qui m’amène a me poser une question : l’absurdité des propositions écrites par les auteur.ice.s des canulars sont-elles évidentes ? Certes, il paraît improbable que Sokal soit ce singe qui, mis devant une machine à écrire, taperait au hasard et réussirait à écrire Les Misérables. Donc je ne défends pas l’idée qu’il aurait écrit à son insu un texte signifiant et de qualité, qui aurait apporté à la recherche.

En revanche, un des problèmes de Sokal et de ses successeurs reste le jugement. Iels ne font pas partie des champs qu’iels critiquent et ne cherchent pas particulièrement à les comprendre, à percevoir leur logique et leur structuration internes. Iels produisent donc des discours qui ont suffisamment de termes de référence pour disposer favorablement des lecteur.ice.s issu.e.s du champ, qui s’attacheront plus à savoir si ceux-ci sont présents qu’autre chose. Quand on est suffisamment immergé.e dans un champ, ce que l’on trouve absurde devient différent de ce que trouvent celleux qui n’y sont pas. Par exemple, un.e spécialiste en mathématiques pourra trouver passionnante la preuve du grand théorème de Fermat, alors qu’un.e profane trouvera absurde de passer des années entières à le prouver.

Par ailleurs, de façon plus générale, il y a une sous-estimation de la capacité des gens à trouver du sens dans un texte. Passons par une métaphore, à travers le concept de paréidolie : en observant des nuages, on peut y trouver des formes et des images. Mais pourquoi un cumulus ressemblerait-il à un chien ou une licorne ? Plusieurs propositions existent, mais tournent surtout autour du biais de confirmation et des mécanismes de reconnaissance de forme. Autrement dit, l’esprit humain cherche une structure signifiante en se raccrochant à ce qu’il connaît déjà. Le même mécanisme fonctionne dans la lecture d’un texte : on lit tel et tel mot et on fait des connexions automatiques : la création du sens est quasiment automatique, et nécessite un effort pour s’en détacher. Remarquons que ce mécanisme fonctionne aussi lorsque l’on est critique d’un texte : voir tel ou tel mot conduit à faire des liaisons avec des critiques précédentes, et donc parfois à rejeter toute une partie du texte sans l’étudier en détail. Par exemple, combien de lecteur.ice.s de cet article auront réagi d’office à la présence d’une écriture inclusive et auront donc refusé de continuer à lire et de s’intéresser au propos ?

Pour autant, il ne s’agit pas de condamner d’office la création de sens dans un texte. Elle est de toute façon inévitable, et ne peut pas se dissocier de la communication. Se méfier de cette tendance ne signifie pas qu’il faille la rejeter en bloc d’office – si tant est que ce soit possible. Remarquons d’ailleurs que dans le cas qui nous préoccupe, si un.e reviewer suppose que les auteur.ice.s d’un article sont de bonne foi, la création de sens va dans le sens du principe de charité épistémique, puisqu’elle devrait a priori créer un sens proche de celui voulu par les auteur.ice.s.

Cela étant, je ne dis pas que les reviewers n’auraient pas dû voir les erreurs des articles. Mais je ne suis pas surpris qu’iels ne les aient pas vues, eu égard aux conditions de peer review existant aujourd’hui (bénévolat, manque de temps…) et au fait que la mauvaise foi ne fasse structurellement pas partie des hypothèses envisagées lorsque l’on reçoit une proposition d’article de recherche.

Conclusion

Nous venons donc de voir pourquoi le canular scientifique n’est pas une preuve scientifique ou rationnelle et d’essayer de trouver quelques pistes de réponse expliquant pourquoi il peut être accepté en pratique.

Pour ma part, ma conclusion est qu’il n’est pas possible de tirer de réelles conclusions d’un canular tel que celui de Sokal en sciences.

En soi, ce n’est pas forcément un souci, et des expériences non scientifiques peuvent sans nul doute nous apprendre bien des choses sur la réalité sociale. Seulement, combien de défenseur.deresse.s de Sokal se revendiquent-iels au juste de la science ? Combien ne jurent que par les expériences en double aveugle ? Combien critiquent des faits ou des analyses perçus comme « non scientifiques » parce qu’ils n’ont pas fait l’objet d’articles publiés dans des revues académiques ?

Autrement dit, l’utilisation du canular de Sokal dans un discours argumentatif paraît peu pertinente, car il ne représente pas une preuve scientifique probante. Une critique des sciences sociales contemporaines qui serait fondée sur lui n’aurait aucun fondement rationnel.

A venir : Perspective sur Impostures Intellectuelles.

 

Vinteuil

 

Merci à Aure Kyo pour l’idée d’utiliser la paréidolie pour expliquer les questions de sens du texte.

 

[1] Dans le sens anglais du terme. Pour qu’il n’y ait pas de confusion, je ne traduirai pas race studies dans le reste de ce billet.

[2] Il s’agit là d’une hypothèse privilégiant le principe de charité. Une autre possibilité serait que ces partisans surestiment l’impact qu’avait Social Text à l’époque pour valoriser l’affaire Sokal.

[3] Il est assez ironique que la défense de Sokal contre les critiques provenant du camp qu’il attaquait en 1996 soit devenue pertinente contre ses propres disciples aujourd’hui.

Perspective sur le tone policing

Ou : la violence de la langue est-elle légitime dans les milieux militants ?

Cet article est écrit en partie en écriture inclusive, à la fois dans un souci… d’inclusivité (sans blague) et pour éviter d’avoir à dédoubler tous les noms. Si vous n’êtes pas habitué.e.s (exemple) à cette écriture, vous risquez de la trouver peu agréable à l’œil. Néanmoins, ce n’est qu’un manque d’habitude, donc ne vous formalisez pas. Si vous voulez voir un petit résumé sur la question, d’un site peu suspect d’être particulièrement partial : http://www.francetvinfo.fr/societe/tout-comprendre-a-l-ecriture-inclusive-que-les-antifeministes-adorent-detester_2340203.html

Pour faciliter la transition, j’ai pris une forme d’écriture inclusive hybride. J’ai privilégié les points classiques plutôt que les points médians, et préféré la barre oblique/le slash dans certains cas.

Faut-il réhabiliter le tone policing ? Voilà, c’est dit. Et c’est un homme cisgenre, blanc, hétéro, valide, etc., qui pose la question. Donc un dominant/oppresseur. Brrrr. Allez-y, conspuez-moi.

De quoi parlons-nous au juste ?

Alors, au départ, qu’est-ce que le tone policing ? Et qu’est-ce la dénonciation du tone policing ? Appuyons-nous sur un très bon article explicatif de Mrs. Roots : https://mrsroots.wordpress.com/2014/07/16/le-tone-policing-un-silence-de-longue-duree/. Et pour avoir un exemple sous un autre format, nous avons les bandes dessinées d’Emma : https://emmaclit.com/2016/10/27/le-fond-et-la-forme/

Le tone policing, littéralement, la « modération du ton », consiste à demander à quelqu’un.e, dans une discussion autour d’enjeux militants, tels que le féminisme ou l’antiracisme (et j’insiste sur ce point. Rien ne sert de sortir des concepts de leur contexte pour les généraliser à outrance et ainsi les discréditer), de se calmer, d’être moins agressif.ve.

Pourquoi le tone policing est-il dénoncé ? Car il est perçu comme une dérive. Il y a plusieurs manières de définir cette dérive. Retenons-en trois (qui se rejoignent in fine). La première est : « Le tone policing c’est dire : « Je n’aime pas le ton que tu prends pour me parler, donc je décrète que ton discours n’a aucun intérêt » »[1]. La deuxième, qui en est la suite logique, est le comportement lié à la dénonciation du tone policing : « Le refus de se voir opposer un rappel à la politesse ou au calme dans un débat sur le féminisme. »[2]. Enfin, la troisième, issue du Wiktionnaire, lie le tone policing à un sophisme : « Paralogisme ou sophisme consistant à détourner les auditeurs ou lecteurs du sens d’un message pour les focaliser sur l’humeur de la personne ayant dit ou écrit le message, dans le but de le décrédibiliser »[3].

Il faut donc dissocier plusieurs choses, souvent liées. Le tone policing lui-même, d’abord. La toute première définition, c’est-à-dire demander à quelqu’un.e de se calmer, pouvait paraître une demande raisonnable dans le cadre d’une discussion. Mais nous voyons que ce n’est pas le cas, car cette demande sous-entend en fait le discrédit du discours de l’interlocuteur.rice sous prétexte de sa forme. Et à peu près n’importe qui peut reconnaître, enfin je suppose, que c’est bien pratique de s’opposer à un discours avec lequel on n’est pas d’accord, non pas en répondant sur le fond, mais en dévalorisant la personne qui le tient. C’est donc pour ça que le tone policing est vu comme un sophisme, proche de l’argument ad hominem.

Individualisme méthodologique ou holisme méthodologique ?

Ici, permettons-nous une digression, car je vois bien comment certaines personnes pourraient tenter de retourner mon argumentaire contre moi. J’entends déjà des hommes cisgenres, blancs, hétéerosexuels, etc. dire : « Ah bah voilà, quand on veut parler, nous, on nous disqualifie d’office en disant qu’on est des dominants, sans s’intéresser au fond de notre discours. D’un côté, on dénonce le tone policing, de l’autre, on l’utilise contre nous : c’est quoi ce double standard scandaleux ?  » (Coucou au Raptor et à ses petits copains). Alors, comment dire ? Se contenter de faire du tone policing une explication en termes de sophisme, c’est le mettre sur un plan purement individuel. Or, comme je le disais plus haut, il s’agit d’un concept utilisé dans les milieux militants (féministes, antiracistes, etc.). Si vous êtes dans ces milieux militants, ou même si vous vous confrontez à eux, vous savez que l’analyse individuelle (au sens d’individualisme méthodologique en sociologie) n’a pas de sens. Le féminisme, l’antiracisme, etc. sont fondés sur une sociologie holiste : l’individu.e[4] est le produit de groupes sociaux. Iel est traversé.e par des déterminismes sociaux caractérisant ses groupes d’appartenance, sachant que ces groupes sont positionnés de façon asymétrique dans l’espace social. Si vous refusez de comprendre cela, et que vous vous obstinez à vous placer d’un point de vue purement individuel, en posant comme une évidence une symétrie et une égalité d’office réellement existantes entre les individu.e.s, et non comme un but à atteindre, vous ne pouvez pas comprendre le sens du tone policing.

Donc non, il n’y a rien à voir entre le fait de refuser de prendre en compte des arguments d’un.e membre d’un groupe dominant et ceux d’un.e membre d’un groupe dominé en fonction de cette appartenance (alors même, il est vrai, que cette appartenance n’a rien d’un choix). En revanche, soyons aussi de bonne foi : hormis certains cas spécifiques (réunions militantes, par exemple), il est rare qu’on demande explicitement à des hommes, etc. de se taire dans la vie de tous les jours, quoi qu’ils disent. Lorsque ça arrive, c’est souvent que leurs arguments ont été entendus mille fois et qu’il n’y a pas d’intérêt direct à y répondre, surtout quand on connaît les réactions usuelles qui viennent après. Et je ne parle même pas du fait que ces arguments peuvent être blessants, juste du fait qu’ils sont répétitifs. Il y a un livre intéressant d’Albert Hirschman sur la question, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, dont je vous mets un compte-rendu ici : http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1992_num_47_6_279105_t1_1195_0000_000 (et rassurez-vous, la fin du livre montre aussi à quel point les discours progressistes sont répétitifs).

Cela étant, j’entends tout à fait la frustration que cela peut signifier pour un homme. Je la ressens moi-même souvent dans les milieux féministes, surtout en ligne, où l’on existe avant tout par la parole. Cette frustration est normale : les hommes, en tant que groupe social, sont éduqués à prendre la parole. Je renvoie encore et toujours à cet article d’Antisexisme sur la question : https://antisexisme.net/2012/07/08/genre-et-parole/. Et oui, « être éduqué à cela » ne signifie pas qu’il n’y a pas des hommes timides, ou que chaque homme va monopoliser la parole dans une discussion. Nous parlons bien de tendance de groupe, pas de loi physique. Rappelons-nous que la sociologie parle de tendances moyennes : un contre-exemple n’est donc pas suffisant pour invalider des analyses sociologiques, contrairement à ce qui se passe en physique par exemple.

Donc, que cette frustration existe est un fait. Cela ne signifie pas qu’elle doit avoir une quelconque priorité, et qu’il ne faut pas parfois apprendre à se taire, ou du moins à choisir les occasions, les moments et les lieux pour s’exprimer.

Pause et réflexion de début de parcours

Que retenir de tout ce que nous avons dit jusqu’à présent ? Tout d’abord, la dénonciation du tone policing s’explique tout à fait dans un cadre de pensée militant, et en tant que telle, apparaît légitime. Il n’y a pas de raison de s’opposer à elle au nom d’une quelconque défense de la « liberté d’expression » (un concept bien trop fluctuant en fonction des milieux et des occasions), car ce serait alors sous-estimer ou même nier le fait que des situations d’énonciation asymétriques et inégalitaires existent. De même, ce serait sous-estimer ou même nier ce qu’on pourrait appeler le « poids du langage », c’est-à-dire les effets – réels et indiscutables – des actes discursifs. Pour les personnes que ces effets intéressent, vous pouvez trouver des analyses là-dessus dans des disciplines variées, dont la sociolinguistique ou les études sur la performativité du langage (ou, dans un autre genre, la psychanalyse, évidemment). Par exemple, si vous voulez un résumé de différentes approches de la performativité (dans le cadre d’un article de management stratégique) : https://hal-upec-upem.archives-ouvertes.fr/hal-01490627/document

La dénonciation du tone policing part d’un problème observable régulièrement : des personnes dominées se retrouvent silenciées et invisibilisées sous prétexte de leur colère et leur manière d’exprimer les choses. Autrement dit, parce qu’elles n’ont pas accès à certains codes d’expression, elles sont censurées. Que le terme « censure » fasse plus peur que « silencier » ou pas, peu importe, le résultat est le même : l’impossibilité faite à certain.e.s de s’exprimer. Osera-t-on dire que cette impossibilité est normale ? Qu’elle est acceptable ? Je ne vois pas pourquoi on l’oserait.

Mais alors, pourquoi diable commencer un article en s’exclamant « Faut-il réhabiliter le tone policing ! » ? S’agit-il de revenir à une défense classique de la liberté d’expression, plus ou moins bien faite ? Faut-il y voir une démonstration d’ego blessé d’un homme incapable de dépasser ses conditionnements initiaux ?

Honnêtement, c’est bien possible. Ce n’est absolument pas mon but, mais c’est tout à fait possible. Je ne peux évidemment pas prétendre être neutre : en tant qu’homme cisgenre, blanc, hétéro, valide, etc. j’ai aussi un positionnement social qui me biaise. Qui peut prétendre y échapper ?

Mais, quand bien même je n’y échapperai pas, ressasser une des éternelles critiques de la dénonciation du tone policing n’est en tout cas pas mon but premier ici. Si je me retrouve à questionner, et peut-être même à défendre une certaine forme de tone policing, c’est avant tout parce qu’il me semble que l’analyse actuelle de la chose omet de prendre en compte certaines tendances sociologiques.

Violence et colère

Une chose m’a interpellé : occasionnellement, il est possible de trouver des articles sur Internet à propos de shitstorms au sein des milieux militants dénonçant cette pratique de la dénonciation du tone policing.

Evidemment, la littérature sur le sujet est essentiellement anglophone. Mais prenons un exemple francophone. En 2014, il y a eu une shitstorm qui a touché L’Elfe/Lauren Plume (http://lesquestionscomposent.fr/). Cela a donné lieu à des articles en réaction, dont ces deux-là : https://ondeejeune.wordpress.com/2014/11/01/lelfegate-aurait-pu-etre-ma-shitstorm/ et surtout, dans le cas qui nous intéresse, http://feministandotherthings.tumblr.com/post/101673244347/questionnements-sur-les-r%C3%A9flexes-militants.

Ajoutons à cela les deux articles dont je parlais dans l’article sur la culpabilité masculine (https://passesindelicats.wordpress.com/2016/09/25/billet-dhumeur-sur-la-culpabilite-masculine/) : https://lesquestionscomposent.fr/social-justice-warriors-notre-violence-nest-pas-virtuelle/ et http://coleremilitante.tumblr.com/post/121094865413/%C3%A0-propos-de-la-toxicit%C3%A9-et-des-abus-en-milieu.

Parfois peut naître l’impression que certaines personnes découvrent la violence dont sont capables les mouvements militants dont elles font partie. Bien entendu, d’autres explications sont possibles : la reconnaissance de cette violence, mais une indifférence tant qu’elle ne nous atteint pas ; ou que cette violence est considérée comme acceptable jusqu’à un certain degré, un mal nécessaire que nous essayons d’oublier. Peu importe, au fond, l’explication.

Ce qui est intéressant, c’est de voir ce que la dénonciation du tone policing devient dans les sphères militantes. Déjà, cette dénonciation revient à valoriser un seul mode d’expression : la colère. Il serait tout à fait possible d’imaginer étendre le concept du tone policing, qui silencierait bien d’autres choses que la simple colère : la vulgarité, le handicap verbal, le manque de mémoire, etc. Mais il se trouve que la dénonciation revient toujours dans un seul cas : pour dire qu’on a le droit, en tant que concerné.e, de dire les choses avec colère. Cette colère peut s’exprimer de différentes façons : cris, discours passif-agressif, sarcasme…

Dans tous les cas, nous assistons ici à une valorisation de la colère comme moyen de lutte. C’est d’ailleurs assez accepté dans le milieu militant, car la colère est vue comme un carburant utile, pour ne pas dire indispensable, pour continuer à s’engager. Citons juste « De colère et d’espoir » (http://decolereetdespoir.blogspot.fr/) ou « Colère militante » (http://coleremilitante.tumblr.com/) , qui l’assument dès le titre. Ou l’article de Clémence Bodoc dans Madmoizelle qui offre une réflexion sur la question : http://www.madmoizelle.com/colere-feministe-570999.

Il ne s’agit pas ici de dire que la colère est négative, ou à éliminer. Ce serait idiot. La colère reste une émotion primaire. Nous savons qu’elle existe. Reste à savoir comment l’utiliser au mieux, ou comment la gérer, après cela. En tout cas, distinguons ici colère, agressivité et violence : https://exploratioexplorator.wordpress.com/2010/12/15/colere-agressivite-et-violence/.

De la valorisation de l’expression, la dénonciation du tone policing est ensuite passée à la valorisation de la colère. Or lier valorisation de l’expression et valorisation de la colère (vue comme unique cause potentielle de tone policing, et donc devenant de facto la seule cause potentiellement identifiable dans l’esprit de celleux qui utilisent le terme) conduit à valoriser l’agressivité. Or l’agressivité peut très facilement conduire à la violence verbale, ou être ressentie comme de la violence verbale.

Call out ou dénonciation du tone policing ?

Offrons-nous une deuxième pause. Pourquoi parlons-nous ici de « dénonciation du tone policing » et non de « call out » ?

Le call out, rappelons-le, consiste à « dénoncer des propos ou des actes problématiques » (étonnamment, j’ai trouvé très peu d’articles sur le sujet. Voici deux d’entre eux, en anglais, l’un critiquant la culture du call out, l’autre la défendant : http://www.feministe.us/blog/archives/2011/10/17/call-out-culture-and-blogging-as-performance/ et https://medium.com/@dtwps/call-out-culture-isnt-toxic-you-are-6e12b5410cd6). « Problématique » signifie ici « qui est problématique par rapport à l’analyse sociologique de la domination, autrement dit qui est sexiste, raciste, etc. ».

La distinction entre les deux me semble importante. Le call out est non seulement défendable, mais important et légitime. Il ne s’agit pas ici de critiquer toute dénonciation d’actes ou de propos problématiques, loin de là. Et ce d’autant plus quand on connaît l’effet de propos ou d’actes problématiques dans le renforcement des oppressions (un exemple très simple, le stress et la détresse psychologique au travail : http://www.europe1.fr/france/sexisme-au-travail-un-impact-sur-la-sante-des-femmes-2391707).

La dénonciation du tone policing est un cas extrêmement particulier de call out, pas l’entièreté du call out. D’ailleurs, ce raisonnement ne porte même pas sur la dénonciation du tone policing en tant que telle, mais uniquement sur certaines de ses formes actuelles (celles ne valorisant que la colère), et de ses conséquences potentielles.

Cette précision faite, reprenons.

Exemple de tone policing et arrêt sur la violence

Il est, dans un cadre féministe, etc., difficile de nier la violence ressentie. Le ressenti et l’expérience personnelle sont fortement valorisées, dans le cadre d’un point de vue situé. Si certaines personnes, au sein des milieux militants, se sentent agressées au point de faire preuve de tone policing, il n’y a pas de raison de ne pas les croire. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de raison de dénoncer leur tone policing derrière.

Nous nous retrouvons donc dans une situation intéressante. Nous avons deux personnes, A et B. A tient des propos qui sont considérés comme oppressifs et donc ressentis comme violents par B. Ce qui amène des propos de recadrage de la part de B. A se sent elle-même agressée par ces propos de recadrage (qui, d’ailleurs, peuvent eux-mêmes perpétuer d’autres oppressions, par exemple avec l’utilisation d’un vocabulaire psychophobe[5]), et fait donc du tone policing. Ce qui est blessant pour B, qui dénonce donc ce tone policing avec de nouveaux propos. Nouveaux propos qui blessent A.

Nous faisons donc face à un cercle vicieux, où la violence se renforce d’elle-même. Ce qui amène à s’interroger sur la vision qu’il peut y avoir de la violence dans les milieux militants.

Violence et militantisme

Les mouvements militants disposent d’un imaginaire violent : cela se voit a minima dans le vocabulaire utilisé, dont « lutte » est l’exemple le plus emblématique. En outre, la vie des dominé.e.s est en partie régie par la violence : viols, assassinats, etc.

Il ne s’agit pas ici de savoir si ce rapport à la violence est bon ou non, s’il est efficace politiquement ou non. Le fait est qu’il existe. Et qu’il conduit à la fois à être attentif.ve aux violences ressenties et subies (afin de ne pas les minimiser : requalifier ce qui était vu comme un simple dérapage en viol conjugal, par exemple. Les pages « Paye ta/ton… » sur Facebook montrent ce travail de requalification et les questions qui vont avec) et inattentif.ve aux violences provoquées.

Cela peut bien sûr s’expliquer : que la violence infligée soit vue comme un simple mécanisme d’auto-défense, ou qu’elle soit perçue comme bien inférieure à la violence subie, peu importe. Dans tous les cas, il y a soit négation totale, soit auto-justification de la violence infligée à autrui. Et cela se retrouve dans tous les mouvements militants : qu’il s’agisse des Black Blocs s’attaquant aux vitrines des banques, des antiracistes faisant l’apologie de Malcolm X (qui, cela dit, s’en est essentiellement tenu à des appels à la violence, ce qui reste assez différent d’un basculement dans le terrorisme armé), ou il y a quelques décennies, de celleux qui soutenaient la R.A.F. ou les Brigades Rouges.

Entendons-nous bien : dire que le militantisme a un rapport privilégié à la violence, que ce soit dans celle qui est subie ou dans celle qui est prônée, voire infligée, ne signifie en rien que les dominant.e.s ne seraient pas violent.e.s ou moins violent.e.s. C’est un rapport différent dans le discours et dans l’imaginaire, pas dans les actes. Dans les actes, les dominant.e.s tuent et blessent beaucoup plus, mais le théorisent moins. Et de même, une grande partie des mouvements militants refuse, au moins en principe, d’appeler à la violence.

Par ailleurs, je ne dis pas que la violence est indéfendable, loin de là. Elle peut avoir une efficacité politique, nous en avons de nombreux exemples historiques (c’est d’ailleurs une partie du mythe révolutionnaire). Je dis juste que l’idée de la violence est peut-être moins taboue dans le militantisme que dans d’autres parties de la société (et encore une fois, le fait que parler de violence, que défendre la violence verbalement, soit tabou ne signifie en aucun cas que la violence n’est pas exercée par les mêmes personnes qui s’offusquent dès qu’elles entendent le mot). Et ce moindre tabou explique sans doute en partie les débats sur le tone policing et sa dénonciation. Certaines personnes assument tout à fait de paraître violentes dans leur dénonciation, à la fois parce qu’elles considèrent que la vraie violence est exercée envers elles, et que les personnes qu’elles blessent en retour ne sont de toute façon que des dominant.e.s.

Hiérarchie des violences et connaissance

Petite précision avant de continuer sur cette idée que les personnes dont on dénonce le tone policing ne sont « que des dominant.e.s ». Les milieux militants dans lesquels je circule ont un certain idéal de « convergence des luttes ». Je me contenterai donc de parler de ceux-là (sachant que ce n’est pas le cas de tous les groupes militants, loin de là). Cette convergence s’illustre par des exigences de plus en plus fortes en termes d’intersectionnalité ou d’inclusivité (le vocabulaire ne fait toujours pas l’unanimité, certain.e.s militant.e.s estimant que l’intersectionnalité est à réserver au cas de l’afroféminisme).

Autrement dit, les personnes tournant dans ces milieux militants doivent être au fait des problématiques de genre, d’orientation sexuelle, de race, de classe, de poids, de handicap, d’âge,  d’espèce, etc. (je ne prétends pas être au courant de toutes ces problématiques, j’ai donc dû en omettre). Passons sur le temps que cela prend pour un minimum déconstruit.e sur une seule oppression, a fortiori quand elle ne nous concerne pas, et n’imaginons donc pas le temps qu’il faudrait pour être au point sur l’ensemble des problématiques citées ci-dessus (sachant qu’en plus, de nouveaux concepts sont créés régulièrement, et donc qu’il faut rester informé.e de la chose).

En revanche, il est peu probable de trouver dans les mouvements militants des personnes concernées par l’ensemble de ces oppressions. Donc, dans les mêmes milieux, il y a des dominé.e.s et des dominant.e.s sur certains critères, qui peuvent être dans des positions inversées pour d’autres de ces critères : par exemple, un même mouvement peut accueillir une femme blanche et un homme noir. Rajoutons le fait qu’il y a certaines oppressions qui s’outent, et d’autres non, ce qui inclut une asymétrie supplémentaire.

Nous nous retrouvons donc avec une situation intéressante : un milieu où chaque personne, tout en étant elle-même blessé.e, peut s’estimer totalement légitime à exercer de la violence verbale envers autrui, en lui expliquant qu’iel est soit dominant.e, soit aliéné.e (donc en train d’utiliser des mots et des raisonnements de dominant.e), et en étant dans son bon droit le plus total, puisque s’appuyant sur l’analyse sociologique qui constitue la base de ce milieu.

Pour autant, ne dira-t-on pas qu’il y a hiérarchie entre les violences ? Qu’une violence oppressive systémique, même si l’acte individuel paraît moins violent a priori, est toujours plus violente que ce dernier ? C’est tout à fait audible, comme argument. Pour autant, est-ce applicable à tous les contextes, sous prétexte que l’ensemble de l’espace social est concerné par les violences oppressives ? Est-il possible de réagir de la même façon dans des débats publics, dans l’intimité ou dans les mouvements militants ? C’est surprenant, dans des mouvements qui analysent beaucoup l’importance du contexte, de voir parfois à quel point le contexte de la communication est ignoré ou refusé.

Il y a aussi la question de la disproportion potentielle. Par exemple, Madmoizelle (magazine par ailleurs controversé, on se souvient du #badmoizelle) vient de publier un article sur la question des hommes victimes de violences sexuelles. En réaction à cet article, un tweet a appelé à brûler les locaux du journal. Pour les personnes intéressées, voici l’article résumant la chose : http://www.madmoizelle.com/feministe-twitter-violences-menaces-842679. Quand bien même ce tweet ne serait pas sérieux (et on ne peut qu’espérer qu’il ne le soit pas), il représente aussi une violence envers les rédactrices. Est-il justifiable ? Le débat est ouvert.

Se conforter dans la déshumanisation

L’analyse sociologique est importante. C’est sur elle que repose une bonne partie de la question féministe. En revanche, il est vrai que s’appuyer sur l’analyse sociologique holiste conduit à considérer l’individu.e comme un simple produit de son environnement. Il est dès lors très facile de passer cet.te individu.e par pertes et profits, si l’on n’y fait pas attention.

Il y a une différence entre avoir une pensée qui refuse le concept d’individu.e comme agent autonome, totalement libre et agissant, et refuser de voir les personnes en face de soi comme des individu.e.s avec leur sensibilité, leurs réflexes, leur psychologie. Or certain.e.s militant.e.s opèrent un glissement entre ces deux visions. Autrement dit, la personne en face de soi n’est plus un.e individu.e, mais juste un.e représentant.e des dominant.e.s. Prenons un exemple fictif, que nous appellerons Eric, comme incarnation d’une situation de domination. Nous n’avons plus Eric en face de nous, mais un blanc, un homme, un hétérosexuel. Et en tant que tel, il n’a plus droit à la considération qu’il pourrait s‘attendre à avoir en tant qu’être humain.

Entendons-nous bien : Eric peut tout à fait être homophobe, sexiste, raciste, etc. Allons plus loin : il va l’être, et le montrer à un moment. Il a été élevé dans une société qui est homophobe, sexiste, raciste, etc. : il serait absurde de penser qu’il est indépendant de cette société, qu’il peut s’en détacher comme cela. Et tout cela, il le sera involontairement, pour ne pas dire inconsciemment. A partir du moment où on lui indique que ce qu’il dit est homophobe, sexiste, raciste, etc., il devient responsable de ce qu’il dit, en effet (et je dis bien responsable, beaucoup plus que coupable). Il ne s’agit en rien d’excuser son comportement. En revanche, il s’agit bien de ne pas l’essentialiser.

Or certain.e.s utilisent l’analyse sociologique comme un moyen d’ignorer l’individu, et se retrouvent justement à essentialiser la personne en face d’elleux.  Et, pour certaines personnes, tout est permis face aux représentant.e.s de la domination. L’idée même de « basic human decency » (pourtant souvent utilisée pour appeler à la conscientisation des allié.e.s) s’évanouit bien vite.

Il est bien entendu possible d’assumer cette déshumanisation d’autrui. Il paraît plus compliqué de nier son existence.

Remarquons que j’ai pris l’exemple d’Eric justement parce qu’il représente l’exemple-type du dominant social (rajoutons riche, valide, etc. si vous voulez). Il est on ne peut plus probable que cet exemple risque d’énerver plusieurs personnes. Je ne dirai pas que c’est le but. Mais il aurait été facile de prendre un cas de personne dominée sur certains plans et dominante sur d’autres : une femme blanche par exemple. Et d’aucun.e.s auraient alors pu trouver des excuses. En prenant l’exemple d’Eric, je veux montrer que même face à l’archétype du dominant, il n’y a pas de raison de ne pas le considérer dans son individualité, au-delà ou à côté de sa position de dominant.

Le charme d’Internet

Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent concerne les mouvements militants dans leur ensemble, et peut se retrouver dans les milieux militants. Mais abordons maintenant la question du mouvement militant en ligne.

Internet permet de renforcer les tendances décrites ci-dessus. La disparition de la présence physique d’autrui et l’anonymat que l’on peut obtenir sur Internet (avec, en outre, le sentiment d’impunité largement existant sur la plate-forme, au mépris de la plupart des lois sur les injures publiques, le harcèlement, etc.) conduisent à user de violence verbale sans réelle inhibition.

Du coup, les logiques liées au tone policing et à la dénonciation du tone policing se retrouvent amplifiées en ligne, et les violences associées aux deux aussi.

Quant à l’analyse plus détaillée sur Twitter, je renvoie au début de l’article sur la culpabilité masculine, dont le lien se trouve plus haut.

Résumé provisoire

Finalement, que pouvons-nous dire à ce moment-là de la discussion ? Nous avons vu comment était défini le tone policing, et comment il s’insérait dans un cadre sociologique précis. Nous nous sommes intéressés à la dénonciation du tone policing, en considérant bien tout ce qu’elle avait de légitime.

Puis nous sommes passés à ce qui me semble le point central de cet article : l’explicitation des conséquences de la dénonciation du tone policing, qui sont souvent ignorées ou niées, considérées comme peu importantes. Il y a deux conséquences principales de la dénonciation du tone policing telle qu’elle existe aujourd’hui (et donc non pas de la dénonciation du tone policing en soi, soyons bien d’accord) : d’une part, l’enfermement de la dénonciation du tone policing dans l’expression d’une seule chose, la colère, et d’une seule colère ; d’autre part, cette dénonciation est violente, et crée la violence.

Cette violence, nous l’avons aussi vu, n’est pas surprenante, dans des milieux militants qui ont un rapport privilégié à la violence en général. Ce qui est intéressant, c’est que l’analyse sociologique de fond et les moyens d’expression (Internet) sont justement utilisés pour justifier, légitimer et renforcer cette violence-là, perçue comme ne posant pas de problème majeur.

Mais nous allons voir maintenant que cette violence est aussi critiquable, y compris en utilisant le cadre sociologique généralisé dans les milieux militants.

Critique de la dénonciation du tone policing dans un cadre sociologique de l’oppression

Il existe aujourd’hui trois grandes critiques au sein du mouvement militant des logiques de dénonciation du tone policing telles qu’elles existent actuellement : l’outing forcé, le validisme et le classisme.

L’outing forcé (ou, si l’on prend l’expression québécoise, le déplacardage forcé) : dans un monde militant où la légitimité de la parole dépend en grande partie (et je dis bien en grande partie, pas totalement) du statut de concerné.e, il y a, comme nous l’avons dit plus haut, des statuts qui s’outent et d’autres non. Et ce encore plus sur Internet. Nous nous retrouvons donc avec des situations paradoxales, où des personnes exigent d’autres la reconnaissance d’un statut de concerné.e pour prendre en compte ce qui est dit. Mais il est aussi considéré comme extrêmement malvenu de forcer le coming-out de quelqu’un.e, que ce soit pour des raisons psychologiques ou même de sécurité personnelle (on connaît les actions de harcèlement en ligne menées par certaines communautés. Souvenez-vous : http://www.estrepublicain.fr/actualite/2017/03/29/feministe-menacee-de-mort-et-de-viol). Il y a donc là une violence claire et une irresponsabilité de la part des personnes demandant l’outing comme préalable à la conversation. Evidemment, cela pose inversement la question du point de vue situé. Je ne dis pas qu’il n’y a pas là une impasse. Mais ce n’est pas parce que cela place dans une situation difficile qu’il faut éviter de se poser la question.

Le validisme est ici centré sur la question de la neuro-atypie. En effet, les personnes pratiquant la dénonciation du tone policing ont trop souvent tendance à faire preuve de neuro-normativité : elles font comme si tout le monde était égal devant les interactions sociales et le rapport au langage. Or nous savons que ce n’est pas le cas, et que c’est un réflexe validiste et psychophobe que de penser cela. Des paroles oppressives peuvent aussi être l’effet d’une neuro-atypie de la part du/de la locuteur.ice, qui ne comprend authentiquement pas ce qui est attendu d’ellui dans ce cadre. Inutile de dire que cela peut donc être violent pour ellui.

Enfin se pose la question du classisme. Le milieu militant, irrigué par la recherche en études de genre, postcolonial studies, etc. exige un long temps d’apprentissage. Il valorise des compétences essentiellement conservées par les classes supérieures, et fait comme si ces compétences étaient normales et répandues. Autrement dit, il y a un vrai oubli des conditions socio-économiques d’accès à la connaissance derrière certaines formes de dénonciation du tone policing.

Nous avons donc ici trois reproches potentiels à faire à la dénonciation du tone policing. Est-ce à dire que ces critiques sont tout le temps valables ? Ce serait beaucoup s’avancer. Mais inversement, ce n’est pas une raison pour faire comme si elles n’existaient pas. Ce qui fait encore une piste de réflexion à ouvrir sur le sujet.

Milieux militants et harcèlement

Maintenant que nous avons vu ce que donnait la logique de la dénonciation du tone policing dans le cadre sociologique de l’oppression, il faut se demander si c’est la seule grille sociologique valable pour expliquer ce phénomène.

En effet, au-delà de l’explication sociologique en termes d’oppression, qui comprend l’ensemble de la société, une question se pose : existe-t-il une sociologie spécifique des mouvements militants ? Sans surprise, la réponse est oui. Il y a nombre d’ouvrages sur la question. Par exemple, voici le résumé d’un livre intitulé Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, de Lilian Mathieu, sorti en 2004 : http://socio.ens-lyon.fr/agregation/conflits/conflits_fiches_mathieu_2004.pdf

Ce qui m’intéresse ici n’est pas nécessairement de reprendre ces résultats, mais de s’interroger sur la potentielle logique du harcèlement dans ces milieux.

Gardons tout ceci à l’esprit et intéressons-nous maintenant au harcèlement. Il est bien connu que la définition « commune » (et non pénale) du harcèlement et la définition féministe du harcèlement diffèrent. Pourquoi, au juste ?

Dans l’idée commune du harcèlement, il y a l’idée d’une répétition de l’acte par la même personne. Autrement dit, cette définition pose comme centre d’attention le harceleur/la harceleuse. Au contraire, l’idée féministe se concentre sur la répétition de l’acte subi par la même personne, quand bien même le harceleur/la harceleuse n’aurait agi qu’une seule fois. Prenons un exemple : si une personne X vient aborder cinq fois dans la même journée une autre personne A dans la rue, la définition commune veut que ce X soit un harceleur/une harceleuse. Avec la définition féministe, si cinq personnes différentes ont abordé A dans la rue la même journée, la cinquième personne sera un des cinq harceleurs/harceleuses, quand bien même elle aurait parlé pour la première fois de sa vie à A.

Mais alors, la définition pénale est-elle réductible à la définition « commune » ? La définition pénale est, ô surprise, dans… le code pénal, plus précisément l’article 222-33 : le harcèlement sexuel est le fait «d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante». De même, citons le service public et sa définition du harcèlement en ligne : « Le harcèlement est le fait de tenir des propos ou d’avoir des comportements répétés ayant pour but ou effet une dégradation des conditions de vie de la victime. Cela se traduit par une dégradation de la santé physique ou mentale de la personne harcelée (anxiété, maux de ventre….). C’est la fréquence des propos et leur teneur insultante, obscène ou menaçante qui constitue le harcèlement. » (https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F32239).

Citons ici un article de Libération sur la question : « SMS déplacés, sifflements dans la rue, chantage affectif, blagues de cul lors d’une réunion de boulot : ces comportements sont considérés comme des délits de harcèlement sexuel «dès lors qu’ils sont répétés au moins deux fois et sans le consentement de la victime», précise l’avocate Carine Durrieu-Diebolt, spécialisée dans la violence des victimes et des dommages corporels. Exception faite au délit «assimilé» au harcèlement sexuel (loi d’août 2012) qui se caractérise par l’instantanéité du fait, et non la répétition. » (http://www.liberation.fr/france/2017/10/16/harcelement-ou-agression-ce-que-dit-la-loi_1603613).

La définition pénale retient donc bien l’idée de la répétition de l’acte, mais ne précise pas explicitement si cette répétition doit être associée à l’auteur.ice de l’acte ou à sa victime. Autrement dit, elle est un peu entre les deux. Il faudrait bien entendu voir l’état actuel de la jurisprudence pour trancher, mais ce n’est pas ma spécialité, je me contenterai donc de prendre le code et l’avis de l’avocate Carine Durrieu-Diebolt.

Il y aurait beaucoup à dire sur la très intéressante évolution que représente l’idée que la définition du harcèlement doit être centrée sur la victime plutôt que sur l’agresseur.se. Mais ce n’est pas le sujet ici. Disons simplement que nous retiendrons la définition féministe de la chose dans le cadre du cyberharcèlement potentiel dans les milieux militants (« dans », et non « contre », qui est encore autre chose).

A partir de cette définition, nous pouvons déduire qu’une personne se prenant une dizaine de commentaires rectificatifs sur Facebook ou de tweets rectificatifs sur Twitter, venant de plusieurs personnes différentes, peut être considérée comme étant cyber-harcelée. Ou du moins, qu’elle peut émettre un ressenti de harcèlement, qui est donc difficilement contestable dans cette logique.

Ajoutons à cela que le ton des messages peut jouer sur ce ressenti, et que le ton d’une personne en colère a plus de chances de paraître agressif. A partir du moment où la colère est légitime, le ton agressif l’est aussi. Remarquons par ailleurs que quand bien même ce ton n’est pas voulu, le simple fait de se faire recadrer par plusieurs personnes en même temps, répétant grosso modo la même chose, peut être vu comme étant agressif.

Nous trouvons donc un schéma assez habituel : une personne (souvent peu habituée aux milieux militants, mais pas nécessairement), probablement concernée par l’une ou l’autre oppression, se fait recadrer par plusieurs autres. Elle va se sentir agressée et s’en offusquer. Admettons qu’elle ne commence pas à insulter les personnes qui la recadrent, mais se contente de demander à ce qu’on la traite avec moins de condescendance et/ou de mépris. Elle fait donc preuve de tone policing, celui-ci se faisant dénoncer dans la foulée. Et nous voilà parti.e.s dans un dialogue inégal entre une personne s’enferrant dans la défense de ses questions/affirmations (qu’elle ne perçoit évidemment pas comme problématiques, quand bien même elles le sont) et plusieurs personnes qui n’entendent pas entamer un dialogue, mais lui faire accepter leurs analyses. Et ces analyses peuvent être totalement vraies, forgées par des années de réflexion et de lectures (ce qui les rend d’ailleurs difficiles à expliciter, car nécessitant beaucoup de temps et d’énergie).

Or, il se trouve que, dans les milieux militants en ligne, cette forme de recadrage, et donc de harcèlement, si nous reprenons la définition ci-dessus, est répandue, au nom du besoin d’espaces plus « safes », ou dans une optique de « déconstruction » (les guillemets étant ici utilisés pour bien resituer les termes dans leur contexte propre. Rappelons notamment que « déconstruction » a de nombreux sens, et que la manière dont il est compris dans les milieux progressistes n’est pas la seule existante).

Bon, mais une fois posé cela, que la dénonciation du tone policing peut devenir du harcèlement (et je dis bien « peut », puisque, par définition, ce n’est plus tellement un nombre donné de messages qui va être pris en compte, mais bien le ressenti de la personne visée), quel est le problème, s’il ne s’agit que de cas isolés ?

Or tout l’enjeu ici est de voir que ce ne sont pas des cas isolés, mais bien la conséquence d’une logique propre aux milieux militants progressistes en ligne (et sans doute militants tout court, mais c’est une autre question).

Comme nous l’avons vu ci-dessus, il y a une sociologie spécifique des milieux militants. Quelle est celle de certains milieux militants en ligne (je tiens à préciser ici qu’il ne s’agit que d’observations personnelles, et non d’une étude sociologique totalement rigoureuse de la question)?

Pour commencer, regardons un peu quel est le fonctionnement de certains milieux féministes en ligne. Premier point : la connaissance est valorisée. C’est une connaissance située, ce qui signifie que la connaissance militante se fonde en partie sur la théorie, en partie sur l’expérience (cette dernière étant évidemment difficilement quantifiable). Cette connaissance est appelée « progrès dans la déconstruction ».

A partir de cette valorisation de la connaissance, une hiérarchie se crée. La reconnaissance de l’institution se porte sur les « bon.ne.s militant.e.s » (et je parle bien de reconnaissance de l’institution, pas des pairs). L’institution est ici la sphère militante, au sens large. En l’occurrence, cela donne un poids supplémentaire à ces « bon.ne.s militant.e.s », à leur parole en ligne.

Or ce sont les « bon.ne.s militant.e.s » qui vont pratiquer le harcèlement, au sens où ce harcèlement pratiqué est récompensé au sein de la sphère militante. Il est bien vu de répondre à certaines personnes, de critiquer leur manque de déconstruction, de s’emporter sur leur mauvaise utilisation du vocabulaire. Il y a même un renversement intéressant : pratiquer ce harcèlement donne des « points » de militantisme. Si vous commencez à reprendre, donc potentiellement à harceler, certaines personnes au nom de leur parole oppressive, vous devenez un.e « bon.ne militant.e », vous prouvez aux autres que vous maîtrisez votre sujet et vous placez dans une situation perçue comme de la légitime défense. En termes de reconnaissance au sein de la sphère militante en ligne, vous adoptez une stratégie rentable.

Or, qu’est-ce qu’être un.e « bon.ne militant.e » ? C’est, dans le contexte très spécifique de ces milieux militants en ligne, prendre la place dominante. Evidemment, je serais de bien mauvaise foi si j’estimais que la position dominante dans une oppression sociale et la position dominante dans un milieu sociologique restreint sont équivalentes. Et peut-être que le terme est mal choisi. En revanche, il me semble, et c’est précisément le fait d’être dans une position de domination sociale, tout en étant (forcément) dominé dans certains milieux sociologiques restreints et dominant dans d’autres, qui me permet de le dire, que la position de domination, quelle qu’elle soit, s’accompagne de certaines conséquences psychologiques.

Entre autres conséquences, il y a négation de certains privilèges liés à la position, ainsi que négation de la violence qu’on peut exercer envers autrui. En outre, il y a la tentation d’imiter ce qu’on a identifié comme le comportement du dominant, quand bien même on a lutté contre celui-ci avant. Citons un livre intitulé « Pédagogie des opprimés », de Paulo Freire (http://ficemea.com/wordpress/wp-content/uploads/2015/04/Extrait-P%C3%A9dagogie-des-opprim%C3%A9s_Freire.pdf): « C’est que, presque toujours dans les premiers moments de cette découverte, les opprimés, au lieu de chercher la libération dans la lutte et par elle, tendent à devenir eux-mêmes oppresseurs ou sous-oppresseurs. […] En affirmant cela, nous ne voulons pas dire que les opprimés ne peuvent comprendre qu’ils sont opprimés. Leur connaissance d’eux-mêmes comme opprimés se trouve cependant paralysée du fait de leur « immersion» dans la réalité oppressive. Se « connaître », à ce niveau, différents des autres ne signifie pas encore lutter pour le dépassement de la contradiction. […] Ainsi, réclament-ils la réforme agraire, non pour se libérer, mais pour posséder la terre et devenir propriétaires ou, plus précisément, patrons de nouveaux employés. […] Il n’est pas rare de voir des paysans qui, lorsqu’ils sont « promus » chef d’équipe, deviennent encore plus durs envers leurs anciens compagnons que le patron lui-même. […] ».

L’analogie me paraît valable. Les « bon.ne.s militant.e.s » vont se montrer extrêmement dur.e.s envers les personnes considérées comme moins déconstruites. Et peut-être, dans ce cadre restreint, et sur des actes très spécifiques, plus que des dominant.e.s (a priori minoritaires dans ces milieux).

Qu’est-ce que cela signifie ? Que la recherche d’espaces safes, dans certains milieux militants en ligne, peut conduire à développer une politique de harcèlement contre certain.e.s membres, et que cette politique est valorisée et légitimée. Valorisée individuellement, dans le cadre de cette sociologie des milieux militants en ligne. Et légitimée intellectuellement, dans le cadre de l’analyse sociologique de la domination.

La légitimité de la définition

J’entends la réponse immédiate qui va venir : « Nous ne faisons pas du harcèlement, mais de la pédagogie ». Je ne doute absolument pas que ce soit vu comme de la pédagogie par les personnes qui font ce genre d’actions (qui voudrait se définit comme harceleur.se, surtout dans des mouvements qui s’élèvent contre le harcèlement sexuel, etc. ?).

Remarquons déjà que cela n’est pas une critique valable, puisque le harcèlement se joue autour de la personne concernée, et absolument pas autour des acteur.ice.s du fait. Mais admettons qu’elle le soit.

La pédagogie est l’art de l’éducation. Elle suppose donc que la personne que l’on tente d’éduquer soit réceptive à cela. Autrement dit, il faut s’assurer que la réception du message soit bien faite de la part d’autrui. Il ne suffit pas de répéter quelque chose, encore faut-il que cette chose ait bien été comprise.

Par ailleurs, la communication ne se fait jamais seul.e. C’est une relation à deux (ou plus), dans lequel le/la locuteur.ice n’a pas le monopole du sens du message (s’il y en a qui veulent s’amuser à voir certains axiomes de la communication : http://capesdocte.wdfiles.com/local–files/fiches/Watzlawick_P_logique_communication2.pdf).

Donc la définition de « pédagogie » dans les mouvements féministes, etc. (qui consiste bien souvent à affirmer une chose sans essayer de la rendre intelligible pour l’interlocuteur.ice, et à la répéter en disant que la parole des concerné.e.s doit de toute façon l’emporter – ce qui amène à des discussions assez amusantes quand deux concerné.e.s par un même sujet ne sont pas d’accord, et s’accusent mutuellement de ne pas respecter la parole des concerné.e.s) est au mieux partielle, au pire totalement fausse.

Bon, mais ce ne serait pas forcément un problème. Il y a tout un travail des milieux militants (et universitaires, d’ailleurs) de créations de concepts et de redéfinitions des termes. Et c’est un travail tout à fait passionnant et légitime. Qu’on crée de nouveaux concepts pour désigner des phénomènes jusqu’alors non observés, c’est fantastique : oui à l’hétéronormativité (https://www.erudit.org/en/journals/ref/2011-v17-n1-ref1812734/1005235ar/), oui à l’homonationalisme (http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-1-page-75.htm), oui au manspreading (https://fr.wikipedia.org/wiki/Manspreading).

De même, la redéfinition de certaines oppressions par les personnes qui les subissent est pertinente. En effet, il y a une définition du sexisme donné par les féministes qui est plus légitime que celle du dictionnaire, du fait de la position respective dans l’espace social des concepteur.ice.s des deux définitions. De même pour le racisme, redéfini par les antiracistes.

En revanche, il faut se demander si la redéfinition de mots qui d’une part existent déjà et d’autre part ne dépendent pas spécifiquement de la position dans l’espace social de celleux qui les définissent est légitime. Je n’en suis personnellement pas certain. Et il me semble que « pédagogie » est un de ces mots.

Il est possible que je me trompe sur la question de la position dans l’espace social. Sauf que dans ce cas-là, c’est bel et bien aux élèves de redéfinir ce terme, pas enseignant.e.s. Auquel cas, c’est à la personne à qui s’adressent les messages de recadrage/d’explication de définir si c’est bien pédagogique ou non. Pas aux personnes qui se contentent d’une phrase, en disant bien que « c’est comme ça et pas autrement », et qui estiment avoir fait preuve de pédagogie.

Evidemment, d’aucun.e.s diront qu’ « il n’y a pas de devoir de pédagogie ». Effectivement, il n’y en a pas. Mais alors, pourquoi s’étonner que les personnes en face refusent de vous écouter ? Mais surtout, pourquoi s’étonner que cela conduise à des logiques de harcèlement ? Sans pédagogie, quand plusieurs personnes répètent la même chose, en s’énervant au fur et à mesure, comment s’étonner que la personne en face se sente harcelée ?

Milieux militants contre monde extérieur

Du coup, qu’en est-il de la dénonciation du tone policing ? Est-elle forcément inadaptée ? Faut-il réhabiliter le tone policing ? Mais auquel cas, que faire des critiques légitimes contre le tone policing ?

Finalement, il ne s’agit pas de critiquer la dénonciation du tone policing en tant que telle, car elle se fonde sur des arguments tout à fait recevables. A la limite, la question pourrait se poser sur la valorisation de la colère, voire de la violence, mais d’une part, je ne suis pas convaincu que la colère et la violence soient condamnables en soi, et d’autre part, n’étant pas concerné par ces oppressions, ce n’est clairement pas à moi de considérer la manière de gérer la colère et la violence liées à celles-ci.

En revanche, la critique est possible sur le contexte de la dénonciation du tone policing. Autrement dit, son utilisation spécifiquement au sein des milieux militants en ligne. Et cela car elle n’a pas le même poids ni la même signification là que face à ce que nous pourrions appeler le « monde extérieur ».

Le « monde extérieur », finalement, c’est tout ce qui n’est pas dans les milieux militants. Si nous restons sur Internet, ce sont les commentaires d’articles, les posts Facebook, les tweets, etc. qui n’émanent pas des militant.e.s. Donc là où on retrouve tous les acteur.ice.s des différentes dominations sociales. C’est là qu’on pourrait retrouver le plus la dénonciation du tone policing.

Or ce n’est pas là qu’elle se retrouve le plus. Sans doute parce que c’est beaucoup plus fatigant et dangereux de la pratiquer contre des dominant.e.s, plus nombreux et beaucoup moins ouvert.e.s au concept. Parce que c’est prendre le risque de se retrouver confronté.e au harcèlement des dominant.e.s. Qui pourrait donc jeter la pierre aux personnes refusant de se retrouver confrontées à ce genre de conséquences ?

Sauf qu’en se retrouvant dans les milieux militants en ligne, elle devient trop souvent un nouvel outil de domination, soit qu’elle renforce certaines oppressions sociales, comme nous l’avons vu, soit qu’elle crée une nouvelle domination spécifique à ces groupes militants. C’est assez paradoxal pour des milieux qui appellent à dépasser les logiques de domination que de se retrouver à en produire de nouvelles qui leur sont propres.

Conclusion

Si on reprend la première question de cet article, que faut-il dire maintenant ? Qu’elle est mal posée. Dire « Faut-il réhabiliter le tone policing ? », c’est poser une opposition entre tone policing et dénonciation du tone policing, alors qu’un dépassement serait bien plus fécond.

Le concept du tone policing est-il à jeter ? Absolument pas. Le concept de dénonciation du tone policing est-il à jeter ? Absolument pas. En revanche, la manière dont il est utilisé peut être questionnée, car elle omet souvent certaines logiques oppressives, et certaines logiques sociologiques qui ne dépendent pas directement des oppressions. Le problème n’est pas la dénonciation du tone policing en soi, c’est la dénonciation telle qu’elle existe aujourd’hui. Nous avons là un parfait exemple de déviation d’un principe utile, et des nouveaux problèmes que cette déviation crée.

Cela étant, je comprendrai tout à fait que mon interprétation de la dénonciation du tone policing comme étant devenue une logique de harcèlement dans les milieux militants en ligne ne séduise pas tout le monde. Mais, et c’est là le point intéressant, il est possible de voir que, même dans un cadre ne prenant en compte que les oppressions systémiques, la dénonciation du tone policing, telle qu’elle est faite actuellement, est oppressive, que ce soit en termes de classisme ou de validisme. En outre, en posant trop souvent les choses de façon binaire, c’est-à-dire en considérant dominant.e et dominé.e par rapport à une seule oppression, elle nie la notion d’intersectionnalité. Bref, elle est incohérente avec d’autres bases du mouvement.

Est-ce qu’il y a une solution à cette incohérence ? Je n’en sais rien. Et surtout, ce n’est clairement pas à moi de la donner, ou même de la chercher, vu ma situation.

P-S : selon la définition retenue, il est tout à fait possible de considérer l’ensemble de cet article comme du mansplaining. Je ne rejette pas cette critique. Je n’ai écrit cet article que parce que je n’en ai pas trouvé l’équivalent en français lors de mes recherches. Il est possible qu’il existe déjà, sous une autre forme, sous la plume de militant.e.s féministes, antiracistes, etc. concerné.e.s : auquel cas, ce que je viens d’écrire devient tout à fait inutile, redondant et inopportun. Mais s’il peut conduire quelques personnes à aborder cette question du tone policing d’une nouvelle façon, fût-ce pour critiquer mon approche, son objectif sera rempli.

Vinteuil

[1] http://feministandotherthings.tumblr.com/post/101673244347/questionnements-sur-les-r%C3%A9flexes-militants

[2] https://mrsroots.wordpress.com/2014/07/16/le-tone-policing-un-silence-de-longue-duree/

[3] https://fr.wiktionary.org/wiki/tone_policing

[4] Merci, je sais bien qu’ « individu » peut être considéré comme inclusif en soi, car il n’y a pas de forme féminine existante. Néanmoins, il est possible de trouver des exemples où le « .e » est utilisé pour souligner le processus d’individuation des femmes. Par exemple : http://www.cairn.info/revue-naqd-1991-1-page-17.htm

[5] Je ne parle pas ici de « psychophobie » au sens médical du terme (http://dictionnaire.cordial-enligne.fr/definition/psychophobe), mais bien au sens militant (par exemple, https://coupsdegueuledelau.wordpress.com/2015/09/07/en-fait-la-psychophobie-tout-le-monde-sen-badigeonne-le-nombril/)

Perspective sur l’impunité sur Internet

Ou : n’est-il pas fini, le temps des rires et des chants ?

C’est intéressant de voir les évolutions de la liberté d’expression sur Internet. C’est une des dernières vidéos de Team Trash qui m’y a fait penser : https://www.youtube.com/watch?v=GvPYqExviRw

Pour résumer, la vidéo regrette l’irruption du « monde réel » dans la vie sur Internet et la possible disparition de la culture lulz et s’achève sur une recommandation à la prudence pour ne pas voir sa vie brisée pour une blague douteuse.

Au commencement était PewDiePie

Inutile de présenter PewDiePie, le YouTuber suédois avec le plus d’abonnés au monde.

PewDiePie ? Je n’ai même pas vu la vidéo incriminée, supprimée ou passée en privée sur sa chaîne. Les extraits montrés me font dire qu’effectivement, il a juste voulu faire de la provocation à bon compte. Et ça lui retombe dessus bien plus violemment que n’importe qui aurait pu le prévoir.

Cela étant, si ça n’était pas arrivé sur cette vidéo, cela serait sans doute arrivé après : il y a déjà eu nombre de débats sur Internet en réaction à certaines de ses vidéos (par exemple : http://www.journaldugeek.com/2016/09/01/quand-pewdiepie-se-fait-virer-de-twitter-apres-avoir-affirme-quil-rejoignait-daesh-pour-le-lol/)

Donc PewDiePie savait très bien que ce qu’il faisait énervait certaines communautés sur Internet. Et il s’en moquait, voire jouait la provocation. Mais après tout, soit. Personne n’est obligé d’arrêter de faire ce qu’il fait sous prétexte que quelqu’un bougonne derrière. Il est en revanche dommage qu’il n’ait même pas essayé de comprendre pourquoi son contenu faisait réagir aussi mal certaines personnes. Mais je présume qu’il est plus facile de se vivre comme un grand chevalier de la Liberté d’Expression, poursuivi par de méchants gnomes SJW.

Seulement, jouer la provocation, c’est facile quand on est un petit YouTuber, avec une communauté réduite. C’est beaucoup plus compliqué quand la communauté s’agrandit (souvenons-nous de notre cher Raptor), et encore plus compliqué quand on fait partie de tout un écosystème économique, avec des vidéos en collaboration avec de grandes marques, qui doivent faire attention à leur image.

Et c’est ce qui s’est passé : devant les accusations d’antisémitisme, son network Maker Studio, filiale de Disney, vient de rompre son contrat, et Youtube (donc Google) a refusé de diffuser une série de vidéos sur YouTube Red. Voilà qui fait mal. Et tous les journaux mainstream en parlent : http://www.lemonde.fr/pixels/video/2017/02/15/qui-est-pewdiepie-le-youtubeur-star-accuse-d-antisemitisme_5080293_4408996.html ou http://www.liberation.fr/futurs/2017/02/14/la-superstar-de-youtube-pewdiepie-se-vautre-avec-l-antisemitisme_1548432

Le timing de la réaction est surprenant : la première vidéo est sortie le 11 janvier. Plus d’un mois, soit une éternité en temps Internet. Bon, peut-être que sortir une deuxième vidéo pour enfoncer le clou le 22 janvier n’était peut-être pas une excellente idée. Et peut-être que l’accumulation de controverses sur la toile a fini par ulcérer les compagnies. Qui sait ?

Dura lex, sed lex ?

Une fois ce récapitulatif fait, se pose la question de la responsabilité. Qui est responsable de tout cela ?

Mais est-ce de la faute des personnes qui hurlent contre lui ? Est-ce de la faute des médias ? Est-ce la faute des grandes entreprises ? Est-ce la faute de PewDiePie ? Est-ce de la faute de la vie IRL si elle ne suit pas les lois d’Internet ?

Il est assez commun de dire qu’Internet est une zone de non-droit, ou, si l’on prend l’argumentaire inverse, que c’est le seul endroit où la liberté d’expression est totale. N’importe qui peut dire n’importe quoi sur Internet, sans en subir de conséquences. Conséquences qui pourraient certes êtres légales (en France, nous pouvons penser à la loi sur l’incitation à la haine raciale, par exemple), mais aussi extra-légales (nul ne s’étonnera, s’il insulte quelqu’un en face, de voir l’attitude de ce dernier devenir légèrement moins amicale).

Intéressons-nous d’abord à l’aspect légal. Il existe des lois, et Internet s’est cru trop longtemps à l’écart de ces lois. Il est sans doute temps de rappeler aujourd’hui que nul n’est censé ignorer la loi, et nul n’est censé y échapper.

Remarquons par ailleurs qu’aucune loi ne peut nous empêcher d’agir. Nous pouvons tout à fait dire que ce qui est légal est illégitime et décider de l’enfreindre. Mais nous le faisons à nos risques et périls : nous ne pouvons pas après nous étonner d’être sanctionnés à cause de ça.

Autrement dit, toutes les personnes qui se retranchent derrière l’ « humour » ou le « troll » pour ne pas avoir à subir les conséquences de leurs actes, ne sont-elles pas un peu lâches ? Sous prétexte que ce ne sont « que » des paroles, ils ne devraient pas subir les conséquences liées au fait de les avoir prononcées ? Mais ce serait trop facile. C’est réclamer le beurre et l’argent du beurre : et peut-être que le temps de l’abondance est fini.

Mais intéressons-nous à l’aspect extra-légal. PewDiePie n’est absolument pas menacé par un procès : il a « juste » perdu le soutien de son network Disney et de Google. Autrement dit, il a agi d’une certaine manière, et d’autres acteurs ont réagi. Des acteurs bien plus puissants que lui, qu’il s’agisse des communautés qui lui crachent dessus ou des sociétés avec qui il travaille. Les risques de la vraie vie… quand il n’y a pas de loi pour protéger les faibles.

Car le paradoxe est là : celui qui souffre le plus d’un règlement de compte par des acteurs privés plutôt que par la loi, n’est-ce pas PewDiePie ? S’il était jugé lors d’un procès et était innocenté, il pourrait théoriquement attaquer en justice la rupture de contrat comme étant abusive (encore faudrait-il voir sur la base de quel droit national ont été écrits ces contrats, bien entendu). Au lieu de ça, il ne peut rien faire en réaction à cela, si ce n’est tenter de trouver un autre network.

Tristesse et disproportion

Mais, me dira-t-on, ces conséquences sont disproportionnées. Oui. Dans les exemples de cette vidéo de Team Trash, elles le sont. Je suis le premier à le reconnaître. Mais pourquoi le sont-elles ? N’est-ce pas justement à cause de cette impunité sur Internet, qui conduit à réagir avec encore plus de force en face ? Si les propos sur Internet respectaient la loi, ou étaient jugés pour non-respect de la loi, n’y aurait-il pas un apaisement de ces réactions ? Je le crois. Je peux me tromper, bien entendu. Mais je le crois quand même.

Oui, effectivement, c’est triste que des gens qui ont travaillé pour en être là où ils sont perdent tout d’un coup, et vraisemblablement sans comprendre ce qu’il leur arrive, car ils sont persuadés d’avoir juste fait une blague. Il n’y a plus de droit à l’erreur avec Internet… quand on tombe dans le piège de la viralité.

Je suis donc désolé pour PewDiePie… mais je trouve normal qu’il y ait un mouvement de rééquilibrage. Et ce rééquilibrage se fera effectivement au détriment des 4chan, Reddit ou JVC. D’un certain côté, ces sites extrêmement auto-centrés ne peuvent qu’avoir de plus en plus de problèmes au fur et à mesure que leur popularité augmente et dépasse leurs frontières : polémiques et procès en tous genres leur tombent dessus.

Remercier et apprécier, même lorsqu’il y a désaccord

J’aimerai finir par remercier Neoxys de Team Trash, qui a fait cette vidéo. Nous ne sommes objectivement pas d’accord sur le fond, c’est-à-dire « ces réactions autour de PewDiePie ou Tana Mongeau sont-elles une bonne chose ? ». Mais là où je m’attendais aux critiques habituelles sur la question, à grands coups de « sauvons la liberté d’expression »[1], Neoxys se contente de conseiller de faire attention, car au fur et à mesure que la culture Internet devient de plus en plus visible par les médias, il est toujours possible de se faire repérer alors qu’on faisait des blagues pour un public restreint.

Mais au fond, n’est-ce pas le cas depuis longtemps ? La viralité d’une vidéo peut apporter la célébrité à quelqu’un ou le détruire. Depuis des années  Seulement, là où les trolls avaient l’habitude d’être ceux qui détruisaient, ils commencent à devenir la cible. Gageons qu’ils risquent de le vivre mal, tout comme leurs anciennes victimes l’ont mal vécu.

J’aurai aussi tendance à reformuler ce qu’a dit Neoxys de façon plus positive : nous avons grandi avec Internet. Une partie d’entre nous est devenue adulte. A nous désormais de montrer que nous pouvons être des adultes responsables sur Internet, au lieu de traîner indéfiniment dans notre peau d’adolescent qui n’était pas trop confronté aux douleurs de la vraie vie, qui pouvait se révolter la journée tout en retournant dormir chez papa-maman la nuit. Nous n’avons plus de parents pour nous protéger de la dureté du monde extérieur : à nous de la prendre en compte et d’assumer nos actes en fonction.

Vinteuil

P-S : pour les personnes qui se demandent pourquoi l’humour employé par PewDiePie peut choquer certaines personnes et avoir des conséquences délétères, je vous conseille de lire ceci : http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/08/lhumour-est-une-chose-trop-serieuse.html

Et la suite : http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/08/pour-etre-laissee-des-rigolos.html

[1] Un concept malheureusement souvent mal défini par les personnes qui l’emploient.

Billet d’humeur sur la culpabilité masculine

Ou : il paraît qu’il faut s’excuser d’être un homme

Je suis tombé sur cette vidéo récemment : https://www.youtube.com/watch?v=_tEiguYmgxA. Nous y voyons donc un homme blanc qui se flagelle à coups de ceinture en disant : « Sorry I’m white. Sorry I’m male. Sorry I’m white. Sorry I’m male. Sorry I’m white. And sorry I’m male. Why ? Why am I a monster ? ».

La description de la vidéo est d’ailleurs éloquente : « How I feel when I read tweets about feminism ».

Cet extrait m’a rappelé certaines conversations, mais aussi certaines réactions, que j’ai eues : j’ai donc décidé de développer un peu sur la question.

Twitter, le média des raccourcis

Débarrassons-nous d’abord de l’accessoire, à savoir le fait de lire des messages Twitter.

Tout d’abord, je me méfie des jugements lapidaires. On peut comprendre absolument n’importe quoi à partir de phrases non explicitées. Et je comprends que lire des affirmations comme « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » de Monique Wittig[1], ou même « On ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir[2] puisse choquer[3].

Et c’est tout à fait normal, car ce sont des réflexions contre-intuitives. Il est donc très facile de se dire « C’est n’importe quoi ». Et effectivement, sans le contexte, c’est-à-dire la réflexion des autrices/auteurs derrière, c’est n’importe quoi.

Autrement dit, c’est surtout n’importe quoi de les sortir de leurs livres comme ça et de prétendre résumer la pensée de quelqu’un avec ça.

Or Twitter, en limitant les messages à caractères, a tendance à privilégier les jugements lapidaires, ou ce que l’on pourrait appeler le règne de la punchline. Cela a ses avantages et ses inconvénients. Mais en l’occurrence, lire ce genre de messages sans explication aucune et en n’étant pas sensibilisé.e à la question peut être rebutant.

Ensuite, Twitter n’est un espace safe pour personne. Ni pour les personnes non sensibilisées, ni pour les féministes. Les effets de groupe y sont assez puissants, et les shitstorms peuvent littéralement casser certaines personnes en deux. Cette plate-forme peut créer de véritables cas de harcèlement en ligne. Pour vous donner une idée, récemment, les médias traditionnels ont parlé du harcèlement subi par l’actrice noire Leslie Jones : http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/07/20/twitter-bannit-un-journaliste-pro-trump-apres-la-campagne-raciste-subie-par-l-actrice-leslie-jones_4972211_4408996.html

Il serait tentant de se dire qu’il ne s’agit là que d’un épiphénomène, et que ce n’est en aucun cas lié au réseau social même. C’est possible. Cependant, ce genre d’affaires revient régulièrement depuis la création de Twitter : https://www.buzzfeed.com/charliewarzel/twitter-echoue-depuis-dix-ans-a-lutter-contre-le-harcelement

Par ailleurs, n’allons pas croire que ce harcèlement ne serait que le fait de réactionnaires notoires. Non, il vient aussi d’une frange des mouvements, disons, progressistes (féminisme, anti-racisme, etc.) : ayons l’honnêteté de le reconnaître. Je vous conseille ces deux excellents articles sur la question :

Donc, pour conclure, si je me mets à la place d’un.e non-sensibilisé.e, je peux comprendre tout ce qu’il peut y avoir de choquant à lire certains tweets, certains blogs, certains journaux féministes.

Itinéraire d’un homme gâté

Je peux d’autant plus le comprendre que je suis moi-même non-concerné (je suis un homme cisgenre, blanc, hétérosexuel) et qu’il m’a bien fallu découvrir le monde du féminisme à un moment dans ma vie.

Je me souviens, j’avais commencé avec le blog Les Questions composent : https://lesquestionscomposent.fr/

Pour être très précis, par l’histoire de Poire : https://lesquestionscomposent.fr/tag/poire/page/3/

Pour résumer, il s’agit d’un article qui analyse les concepts de « Nice Guy » et de « friendzone ». Je ne le cache pas, j’ai très mal vécu de lire tout ça. Pourquoi ? Parce que je me suis reconnu (comme beaucoup de gens, si j’en crois les commentaires), au moins en partie, dans le personnage de Poire. Et que le jugement sur ce dernier était extrêmement négatif.

Osons le mot : j’ai culpabilisé.

Et j’ai culpabilisé parce que je me sentais attaqué dans mon identité et mon ego : « Comment ? On parle des hommes harceleurs ? Pourtant, je suis un homme et je ne harcèle pas. On m’en veut ! ». Je caricature un petit peu, mais le raisonnement est là.

Apprentissage du féminisme

Qu’ai-je appris, à force de lire des articles féministes ? Que j’étais potentiellement un harceleur quand je parlais à une femme dans la rue[4]. Que j’étais potentiellement un harceleur sexuel parce que j’avais pu avoir des gestes déplacés quand j’avais bu[5]. Que j’étais potentiellement un violeur parce que je n’avais pas toujours été clair sur la question du consentement au lit[6]. Que j’étais un oppresseur systémique[7]. Que j’étais sexiste[8].

Quand je dis « potentiellement », je ne veux pas dire « Oui, ça pourrait m’arriver un jour ». Non, c’est plutôt : « Peut-être que je l’ai été par le passé, et que je ne m’en suis pas rendu compte ».

Ça fait mal. C’est vrai. Ça fait très mal. Parce qu’au fond, je me suis toujours vu comme un mec plutôt bien. Comme, je présume, à peu près tout le monde, j’ai pu faire des crasses à certaines personnes, j’ai pu m’énerver contre d’autres, j’ai pu leur casser du sucre sur le dos. Mais rien de très grave : après tout, on est humain, et je suis un gars bien, pas vrai ?

Alors s’entendre dire qu’on harcèle les gens quand on les complimente, ça passe mal. Alors s’entendre dire qu’on est un violeur, genre le gars qui t’agresse dans la ruelle, ça passe mal. Et pourquoi ? Parce que dans notre société, on a une image-type du harceleur ou du violeur, et que quasiment tout le monde s’accorde à dire qu’elle est horrible. Du coup, quand on vient me dire que je suis l’un des deux, alors que pas une seconde, je ne corresponds à l’image-type, je le prends mal, et je me dis qu’on exagère.

Il m’a fallu du temps pour dépasser ça. Et d’ailleurs, aujourd’hui encore, même en étant pro-féministe, même en ayant passé des années à lire tout ce que je pouvais trouver sur les mouvements féministes, il m’arrive encore de douter ou de me sentir mal en lisant certaines choses.

Mais pour autant, est-ce que cela veut dire qu’il faut s’attarder sur sa première impression de choc et de culpabilisation ? Je ne le pense pas. Essayons de voir pourquoi.

Les deux culpabilités

La culpabilité a deux sens :

  • Le fait d’être coupable (d’un fait quelconque)
  • Le fait de se sentir coupable (ce qui peut être totalement déconnecté de notre responsabilité personnelle. Combien de personnes harcelées à l’école qui croyaient être coupables de ce harcèlement, parce qu’elles étaient « bizarres », « pas comme les autres » ? Au lieu de faire peser la culpabilité sur les harceleurs/harceleuses).

Or il est facile de confondre les deux dans un discours. Et c’est là l’erreur que font beaucoup de gens en lisant rapidement les discours féministes. Ils confondent le sentiment de culpabilité éprouvé et le fait d’être par définition coupable.

Clairement, beaucoup de personnes vont se sentir jugées en lisant des articles féministes. Ce qui est souvent vu comme insupportable. Ce jugement ressenti (et j’insiste sur le terme « ressenti ») est vu comme une tentative de culpabilisation. Et la réaction première est de tout rejeter en bloc pour ne pas se sentir coupable.

Mais, je l’ai dit, il s’agit là d’une lecture trop rapide des discours féministes.

Mieux comprendre : le discours féministe n’est pas un jugement moral

Effectivement, entendre parler de privilèges, de domination, d’oppression peut gêner. Ce sont des mots à connotation négative. Cependant, ces mots sont utilisés dans un contexte spécifique, à savoir une théorie sociologique de la domination (dans le sens wébérien du terme[9]).

Ces mots sont des concepts sociologiques utilisés pour expliquer des phénomènes sociaux. Ils décrivent une réalité existante. Ils ne sont en rien un jugement moral, au sens où ils ne disent pas si ce qu’ils décrivent est bien ou mal. On remarquera d’ailleurs que cette confusion entre description sociale et jugement moral s’est retrouvée dans les propos de certains qui confondent « explication » et « excuse » : http://uneheuredepeine.blogspot.ca/2016/01/la-sociologie-est-politique-mais-pas.html

Une fois l’oppression décrite, à chacun.e d’exercer sa capacité de jugement et de dire si c’est bien ou mal. Mais il est faux de dire que l’analyse en elle-même juge et condamne. Il est théoriquement tout à fait possible de reconnaître l’existence de la « domination masculine » (pour reprendre le titre de Bourdieu) et de considérer qu’elle est justifiée et bonne (ce qui n’est absolument une perspective féministe, nous sommes d’accord).

L’oppression est involontaire

Il est d’autant plus malvenu de parler de jugement moral que personne n’a prétendu que les hommes oppressaient volontairement les femmes. Le sexisme ne dépend pas de l’intention des personnes qui le produisent.

Le jugement suppose que la personne est responsable. Pour qu’elle soit responsable, il faut qu’elle soit libre, qu’elle effectue clairement ses choix. Or nous ne sommes pas libres : nous naissons et grandissons tous dans une société sexiste. Ce qui explique que nous ayons tous des réflexes sexistes, que, si l’on préfère, nous agissions tous de manière sexiste sans le savoir.

Il ne s‘agit pas de dire « Tu avais le choix, et tu t’es comporté de manière sexiste, honte à toi », ce qui relèverait bien du jugement moral. Il s’agit de dire « Tu as été élevé dans une société sexiste, et là, tu as eu un acte sexiste, essaie de le reconnaître et de ne pas recommencer ».

Dépasser la culpabilité

C’est comme ça que je suis parvenu à dépasser cette culpabilité. Tout d’abord, j’ai arrêté de me sentir visé en tant qu’individu : décrire une situation sociale majoritaire n’est pas accuser perpétuellement tout le monde. Il faut être capable de prendre de la distance là-dessus. En outre, contrairement à ce que certain.e.s pourraient croire, les discours féministes ne généralisent pas. Au contraire, ils recontextualisent. Dire « L’homme est potentiellement un harceleur sexuel », c’est sous-entendre « l’homme, élevé dans notre société occidentale, avec les réflexes dus à une éducation sexiste, est potentiellement un harceleur sexuel ».

A partir de là, il y a deux possibilités :

  • Ou l’on n’a pas été un harceleur, un violeur, etc. et dans ce cas-là, le « potentiellement » doit nous faire réfléchir à notre comportement, afin d’éviter d’en devenir un.
  • Ou on l’a été par le passé, sans le savoir. Et rien ne sert de se flageller. Certes, ce n’est pas une bonne nouvelle, mais il paraît difficile de se reprocher ad vitam aeternam ce que l’on a réalisé sans en avoir conscience (bien entendu, certains le feront. Chacun peut réagir différemment). En revanche, il convient d’adapter son comportement, pour ne plus réitérer à l’avenir.

Hélas, de nombreuses personnes restent bloquées sur leur situation de dissonance cognitive[10] : « Je suis quelqu’un de bien, mais j’ai harcelé/violé/etc. Donc je ne suis pas quelqu’un de bien. » Et pour réduire cette dissonance, elles trouveront plus simple de nier les discours féministes[11].

C’est facile. C’est facile de crier au complot idéologique. C’est facile de cracher sur la « théorie du djendeur ». C’est facile de raconter l’histoire de John Money[12] et de réduire l’ensemble du travail des études de genre à ça. C’est facile de dire que la sociologie n’est pas une vraie science.

Mais que ce soit facile ne rend pas la chose plus vraie. Il existe plus d’un demi-siècle de réflexions et d’études sur le genre. Il existe des dizaines, des centaines de livres écrits sur le sujet. Il existe des études faites sur des groupes représentatifs, des statistiques, des interprétations de leurs résultats. Je vous invite à voir par vous-même : http://www.cairn.info/resultats_recherche.php?searchTerm=genre

Une des critiques récurrentes reste d’ailleurs l’idée que les études de genre sont idéologiques et orientées politiquement. C’est vrai. En particulier parce que les mouvements de recherche théorique et les mouvements militants sont très liés dans le domaine des études de genre. Mais d’une part, cela n’invalide pas les études faites. L’on peut toujours critiquer les interprétations faites ; plus difficilement les chiffres. Et critiquer une interprétation est important, mais encore faut-il en plus apporter une interprétation plus complète des phénomènes observés (ce qu’essaient rarement de faire les contempteurs des études de genre). D’autre part, et c’est peut-être le plus important : les sciences dites dures peuvent elles-mêmes être orientées politiquement et idéologiques. Et ce sont les sciences sociales qui l’ont montré. Je conseille à ce sujet de lire Des sexes innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie, de Thierry Hoquet, qui montre ce point en ce qui concerne l’histoire de la biologie[13].

Autrement dit, l’accusation d’ « idéologie », qui s’opposerait à la science, voire à la vérité pure, n’a pas de sens. Les sciences s’insèrent aussi dans des réseaux idéologiques. Et ce pour la simple raison que les scientifiques restent des êtres humains insérés dans des contextes sociaux spécifiques, et sont influencés par ces derniers.

Cette petite digression finie, revenons-en au problème de la dissonance cognitive. Dissonance que j’ai connue. Evidemment, il est simple de tout rejeter en bloc, et de dire que c’est du non-sens sans chercher plus loin. Quant à moi, je me suis intéressé à la question. J’ai commencé à lire sur la question : témoignages et statistiques sur le harcèlement de rue, etc.

Et je n’ai pas trouvé de meilleure interprétation. Ou, si l’on préfère, ce que j’ai lu m’a convaincu. Ce qui posait un problème : dans les deux termes de ma dissonance, le terme scientifique m’avait convaincu. Je ne pouvais pas le nier. La seule solution pour faire diminuer l’inconfort ressenti dans ce cas-là était donc de modifier la vision que j’avais de moi-même.

“Sorry I’m white. Sorry I’m male.”: well, I’m not sorry.

Je présume que j’aurais pu me complaire dans le « Sorry I’m white. Sorry I’m male » que critique cette vidéo. J’aurais pu si je n’avais pas lu un peu plus en détail des discours féministes, si je n’avais pas réfléchi à la question.

Déjà, comme je l’ai dit, il faut différencier diagnostic sociologique et jugement moral. Ensuite, contrairement à ce qu’on pourrait croire en regardant rapidement, je n’ai pas vu de généralisation. Au contraire, j’ai vu des discours qui tenaient à contextualiser et à remettre en perspective. Et j’ai arrêté de me sentir visé.

En revanche, j’ai développé de nouvelles pratiques éthiques. Fondées sur l’action, et non sur l’état. Je n’ai pas à m’excuser d’être un homme. Je n’ai pas à m’excuser d’être un blanc. Je ne l’ai pas choisi. Je n’ai pas à m’excuser d’être ce que je suis. Mais le plus drôle, c’est que je n’ai pas vu de mouvements féministes qui me demandaient de m’excuser. J’ai juste vu des discours anti-féministes ou masculinistes qui fantasmaient sur cette demande d’excuses, sur cette « repentance », sans même s’apercevoir qu’ils inventaient totalement les reproches dont ils se disaient victimes[14].

J’ai des réflexes sexistes. Ce n’est pas non plus de ma faute : j’ai été élevé dans une société sexiste, qui présente une idéologie sexiste comme étant la norme. Je peux m’excuser de ce que j’ai fait avant de découvrir les discours féministes. Je trouverais beaucoup plus problématique qu’on vienne exiger que je m’excuse à vie pour ces actes faits dans l’ignorance. Et j’utilise le conditionnel car je n’ai jamais rencontré des féministes qui me le demandent ou qui l’exigent, en fait.

En revanche, à partir du moment où je suis au courant des problématiques féministes, j’estime normal de m’excuser quand j’ai des actes ou des paroles sexistes – ce qui m’arrive forcément, puisque j’ai des réflexes sexistes. Je trouve normal de ne pas m’énerver immédiatement quand on me fait des remarques sur ce plan-là. Bref, j’essaie d’écouter, et de lever « la surdité des hommes » : https://avenirsindefinis.wordpress.com/2016/05/23/la-surdite-des-hommes/

Si je m’excuse, si je me sens coupable, ce sont pour des actes que j’ai faits. Et des actes dont je reconnais qu’ils sont problématiques, ou qu’ils ont blessé d’autres personnes. Pas pour le fait d’être un homme. Et je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui m’a demandé de m’excuser d’être un homme.

Pour conclure, je dirai que cette pseudo-culpabilité masculine que l’on reproche aux mouvements féministes n’existe pas. Elle ne relève que d’une lecture trop rapide de ce que ces derniers proposent. Et elle est un argument facile, mais faux, utilisé contre les mouvements féministes, le plus souvent pour s’éviter d’avoir à réfléchir à la question et à son propre comportement. I’m white. I’m a male. I’m not sorry. I’m profeminist.

Vinteuil

[1] La Pensée straight, Monique Wittig. Pour une rapide découverte de la pensée de Monique Wittig : http://www.lespantheresroses.org/textes/lesbianisme_radicale.html

[2] Le Deuxième Sexe, Simone de Beauvoir.

[3] Voici un article qui montre l’évolution de la pensée de Beauvoir à celle de Wittig : https://gss.revues.org/477

Natacha Chetcuti, « De « On ne naît pas femme » à « On n’est pas femme ». De Simone de Beauvoir à Monique Wittig », Genre, sexualité & société [En ligne], 1 | Printemps 2009, mis en ligne le 09 juillet 2009, consulté le 03 septembre 2016. URL : http://gss.revues.org/477 ; DOI : 10.4000/gss.477

[4] http://www.madmoizelle.com/harcelement-de-rue-drague-322645

[5] https://www.actualitte.com/article/bd-manga-comics/un-editeur-de-comics-se-livrait-au-harcelement-sexuel/60884

[6] http://www.madmoizelle.com/culture-du-viol-consentement-zone-grise-293519

[7] http://uniqueensongenre.eklablog.fr/analyse-du-systeme-d-oppression-base-sur-la-notion-de-sexe-a126821752

[8] https://cheekyfeminist.wordpress.com/tag/violence-sexiste-oppression-systemique/

[9] http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2005-4-page-871.htm

[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissonance_cognitive

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissonance_cognitive#Paradigme_de_l.27infirmation_des_croyances

[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Money

[13] Pour une première introduction, voici deux interviews de Thierry Hoquet : http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2011/09/07/qui-a-peur-des-etudes-de-genre-et-de-la-biologie.html et http://www.franceculture.fr/emissions/continent-sciences/le-genre-l-epreuve-de-la-biologie#

[14] Ici, par exemple : http://www.valeursactuelles.com/politique/goldnadel-je-denonce-le-fleau-de-la-culture-de-la-repentance-47972#

Ou ici : http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/04/29/31001-20160429ARTFIG00349-mathieu-bock-cote-l-homme-sans-civilisation-est-nu-et-condamne-au-desespoir.php?redirect_premium

Billet d’humeur sur la réaction de l’Ordre des pharmaciens à propos de la réforme de leur code de déontologie et d’une possible clause de conscience

Ou : Comment peut-on ne pas comprendre qu’il puisse y avoir des interprétations différentes ?

Vous avez peut-être vu ce début de débat sur l’éventualité de mettre une clause de conscience sur « l’atteinte à la vie » dans le nouveau Code de déontologie des pharmaciens.

J’ai personnellement découvert cela dans ces deux articles : http://www.slate.fr/story/121253/ordre-pharmaciens-pilule-clause-conscience

Et http://www.madmoizelle.com/clause-conscience-droit-contraception-602229

Je vous laisse les lire pour vous faire une idée du projet, et des dérives possibles. Nous, nous allons nous intéresser à la réaction de l’Ordre des pharmaciens devant les critiques venues d’Internet et du gouvernement.

Je vous laisse en prendre connaissance : http://www.ordre.pharmacien.fr/Communications/Communiques-de-presse/Reaction-I.-Adenot-Code-de-deontologie

Le communiqué et ses extraits seront en italique, et mes commentaires en gras.

P-S : on remarquera que j’utilise indistinctement « patient.e » ou « client.e » dans mon texte. Au risque de vexer certaines personnes, c’est assumé.

Reproduction du communiqué de l’Ordre national des pharmaciens, écrit le 19 juillet 2016 par la Présidente de l’Ordre, Mme Isabelle Adenot:

« Dès le dernier trimestre 2015, l’Ordre national des pharmaciens a lancé un vaste chantier de refonte du code de déontologie, dont la dernière version date de 1995, en concertation avec l’ensemble des pharmaciens, des organismes représentatifs de la profession, des étudiants et des internes.

A l’issue de ces consultations et des divers groupes de réflexion, un projet de texte de 48 articles (77 actuellement) a émergé. Parmi ceux-ci, figure un possible article R. 4235-18, ainsi écrit : « Sans préjudice du droit des patients à l’accès ou à la continuité des soins, le pharmacien peut refuser d’effectuer un acte pharmaceutique susceptible d’attenter à la vie humaine. Il doit alors informer le patient et tout mettre en œuvre pour s’assurer que celui-ci sera pris en charge sans délai par un autre pharmacien. Si tel n’est pas le cas, le pharmacien est tenu d’accomplir l’acte pharmaceutique ».

Ce projet d’article, et uniquement celui-ci, a été mis au vote des 75 000 pharmaciens sur le site Extranet de l’Ordre.

Les débats qui se sont déroulés au sein de l’Ordre sur cet article n’ont jamais porté sur la contraception mais sur la fin de vie, situation souvent très délicate à gérer par les pharmaciens de ville et d’hôpital.

Mme Rossignol, Ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, dans un récent communiqué de presse, reprend à son compte des propos se fondant sur des extraits de phrases, sans en vérifier l’exactitude auprès de l’Ordre.

Il n’est évidemment pas question dans cette proposition de texte, de pilule du lendemain, de stérilet ou même de préservatif ! Le préservatif d’ailleurs, sauf erreur de ma part, n’a jamais attenté à la vie humaine mais est là pour la protéger !! Des pharmaciens se feront un plaisir d’expliquer à Madame la Ministre le mode d’action des contraceptifs.

Ces propos non documentés de la Ministre sont consternants à ce niveau de responsabilité de l’Etat et créent un climat de désinformation très préjudiciable pour les patients et le public.

Quand un pharmacien, comme cela a été le cas récemment, n’a pas respecté ses devoirs envers une patiente, qui a porté plainte ? Mme Rossignol, si prompte à diffuser des communiqués de presse ? Non, c’est le Président d’un Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens.

La Présidente de l’Ordre et la femme que je suis, est très attachée aux droits des femmes trop souvent chèrement acquis. Il serait raisonnable de la part de la Ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, qui par sa parole engage l’Etat, de vérifier ses sources avant de communiquer et de ne pas alarmer inutilement les femmes en leur laissant supposer que leurs libertés seraient remises en cause par une institution professionnelle qui n’a de cesse, au contraire, d’œuvrer dans le sens de leur défense et qui a pour mission de faire respecter lois et textes réglementaires. »

Maintenant, découpons ce texte et essayons de l’analyser rapidement pour voir s’il répond à la polémique.

Le rappel du contexte

Dès le dernier trimestre 2015, l’Ordre national des pharmaciens a lancé un vaste chantier de refonte du code de déontologie, dont la dernière version date de 1995, en concertation avec l’ensemble des pharmaciens, des organismes représentatifs de la profession, des étudiants et des internes.

Il est intéressant de voir que cette réforme du Code de déontologie ne sort pas de nulle part. Ce dernier a une histoire, et l’on peut présumer qu’en 20 ans, il avait besoin d’un toilettage.

Il s’agit juste de préciser que je ne crois pas à la mauvaise volonté de l’Ordre des pharmaciens ou à une quelconque volonté de profiter de la situation politique actuelle pour faire passer en douce certaines mesures (bien entendu, la situation politique ayant changé en 20 ans, il n’est pas inenvisageable que les mentalités des concepteurs du Code de déontologie soient différentes, et que cela influe sur leurs propositions, et ce tout autant que l’évolution du contexte).

 

L’article litigieux et le contexte autour de l’avortement

A l’issue de ces consultations et des divers groupes de réflexion, un projet de texte de 48 articles (77 actuellement) a émergé. Parmi ceux-ci, figure un possible article R. 4235-18, ainsi écrit : « Sans préjudice du droit des patients à l’accès ou à la continuité des soins, le pharmacien peut refuser d’effectuer un acte pharmaceutique susceptible d’attenter à la vie humaine. Il doit alors informer le patient et tout mettre en œuvre pour s’assurer que celui-ci sera pris en charge sans délai par un autre pharmacien. Si tel n’est pas le cas, le pharmacien est tenu d’accomplir l’acte pharmaceutique ».

Ce projet d’article, et uniquement celui-ci, a été mis au vote des 75 000 pharmaciens sur le site Extranet de l’Ordre.

On comprend évidemment ce qui a interpellé : qu’appelle-t-on « attenter à la vie humaine » ?

A notre tour de rappeler le contexte : l’avortement a beau être légalisé depuis plus de 40 ans, il reste quelques mouvements anti-avortement encore résistants. Celui dont on a le plus parlé récemment est celui des Survivants (bon, je vais être honnête et donner leur site : http://lessurvivants.com/. Et une vidéo qui montre humoristiquement à quel point leur argumentation ne tient pas debout : https://www.youtube.com/watch?v=QxMAPrhM5ec. Et encore, il manque quelques arguments).

Les pourfendeurs de l’avortement ont la plupart du temps une définition extrêmement étendue de la vie : pour eux, elle commence dès la fécondation. Un embryon de quelques jours est considéré comme un être vivant. La conséquence logique d’une telle définition est de considérer que l’avortement est le meurtre d’une personne. Inutile de préciser que pour eux, cet argument est censé clore le débat, puisqu’ils considèrent que la disparition volontaire de toute vie (humaine) est une abomination.

Passons évidemment sur les incohérences d’un mouvement qui prône cela et qui, dans d’autres contextes, en particulier aux Etats-Unis, justifie le meurtre de médecins pratiquant l’avortement. Restons sur le contexte français.

Autrement dit, le sujet de l’avortement reste encore brûlant dans certaines sphères (dont la sphère féministe, qui s’alarme de ses retours périodiques sur le devant de la scène). Il n’est donc pas surprenant que certaines personnes aient lu dans cet article des dérives potentielles en termes d’avortement.

 

Deuxième élément de contexte : la clause de conscience

Il y a deux problématiques qui nous intéressent autour de la clause de conscience ici.

La première est la clause de conscience en médecine : l’article 47 du code de déontologie médicale de l’Ordre des médecins en accorde une aux médecins. Le communiqué du 23 février 2015 rappelle d’ailleurs que la loi, à travers le Code de santé publique, accorde bien cette clause de conscience : https://www.conseil-national.medecin.fr/node/1568

Il s’avère que l’utilisation de cette clause de conscience concerne tous les actes médicaux… mais qu’elle fait essentiellement débat autour de la question de l’IVG, en l’état actuel de la loi (mais il est vraisemblable de penser qu’elle serait soulevée en cas de légalisation de l’euthanasie).

Il n’est donc pas absurde que lorsque l’on prononce « clause de conscience » dans le domaine médical, certaines personnes pensent rapidement à la question de l’IVG, car les deux problématiques sont liées dans le débat public.

La deuxième problématique est le retour sur le devant de la scène qu’a constitué l’évocation d’une possible clause de conscience des maires pour le mariage homosexuel. Souvenez-vous, c’était en novembre 2012, et le Président d’une République soi-disant une et indivisible défendait la « liberté de conscience » pour ses officiers d’état civil: http://tempsreel.nouvelobs.com/politique/mariage-gay-lesbienne/20121120.OBS0033/mariage-gay-hollande-admet-la-liberte-de-conscience-aux-maires.html

Rappelons d’ailleurs que  le Conseil constitutionnel a rejeté l’idée de cette clause de conscience en octobre 2013 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/10/18/mariage-homosexuel-pas-de-clause-de-conscience-pour-les-maires_3498152_3224.html

De tout cela, que pouvons-nous conclure ? Que l’utilisation d’une clause de conscience, aujourd’hui, dans le débat actuel, est connotée politiquement. Et que cette connotation politique joue contre les enjeux féministes : refus de l’avortement, refus du mariage homosexuel, etc.

Entendons-nous bien : lorsque je parle de connotation politique, je ne parle pas de droite ou de gauche. Je parle de conservatisme (le plus souvent religieux) au sens large. De fait, la seule élue qui a refusé de célébrer un mariage homosexuel, et l’avoir même saboté, est socialiste : http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/09/29/marseille-l-elue-qui-avait-refuse-de-marier-deux-femmes-condamnee-a-cinq-mois-de-prison-avec-sursis_4776928_1653578.html.

On pourrait d’ailleurs ironiser sur ces maires si attachés à leurs convictions, mais qui se sont avérés incapables de démissionner pour les protéger efficacement. Mais nous dérivons.

 

Des interprétations multiples

Ce projet d’article, et uniquement celui-ci, a été mis au vote des 75 000 pharmaciens sur le site Extranet de l’Ordre.

Les débats qui se sont déroulés au sein de l’Ordre sur cet article n’ont jamais porté sur la contraception mais sur la fin de vie, situation souvent très délicate à gérer par les pharmaciens de ville et d’hôpital.

Encore une fois, il n’y a pas de raison de suspecter la bonne foi de l’Ordre des pharmaciens. Je veux bien entendre que le débat ait toujours porté sur la fin de vie, et qu’il soit délicat de vendre des médicaments à quelqu’un dont on peut penser qu’il va les utiliser pour mettre fin à ses jours (dans l’état actuel de notre législation, encore une fois).

En revanche, au vu du contexte que nous avons décrit, comment s’étonner que d’autres interprétations émergent, et que l’on puisse vite imaginer des détournements de cet article ?

Et cela quand on sait que certains pharmaciens refusent déjà de vendre la pilule à des femmes (parfois avec des arguments faux, comme quand certains prétendent que la pilule du lendemain est abortive) : http://www.rue89lyon.fr/2014/09/30/mon-pharmacien-ma-refuse-la-pilule-du-lendemain-en-avait-il-le-droit/

http://www.non-stop-zapping.com/actu/tv/un-reportage-choc-revele-que-des-pharmaciens-refusent-de-delivrer-la-pilule-du-lendemain

Il faudrait néanmoins voir à quel point le Code de déontologie est contraignant pour les pharmaciens, quelle est la jurisprudence sur la question, et quelles sont les possibilités de recours (il est toujours possible d’écrire à l’Ordre).

 

A partir de là, nous voyons bien émerger d’autres interprétations possibles, et un potentiel flou juridique sur la question (et peut-être même le fait de conforter certaines personnes dans leurs idées sur la contraception). Et les demandes sur ces interprétations sont donc légitimes, contrairement à ce que semble penser l’Ordre des pharmaciens.

 

Se braquer peut être problématique pour la résolution de la situation

Mme Rossignol, Ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, dans un récent communiqué de presse, reprend à son compte des propos se fondant sur des extraits de phrases, sans en vérifier l’exactitude auprès de l’Ordre.

Il n’est évidemment pas question dans cette proposition de texte, de pilule du lendemain, de stérilet ou même de préservatif ! Le préservatif d’ailleurs, sauf erreur de ma part, n’a jamais attenté à la vie humaine mais est là pour la protéger !! Des pharmaciens se feront un plaisir d’expliquer à Madame la Ministre le mode d’action des contraceptifs.

Voilà peut-être le passage le plus problématique du communiqué.

Nous l’avons déjà dit, que l’Ordre soit de bonne foi dans ses discussions, nous pouvons l’admettre. En revanche, que lorsqu’on lui fait remarquer qu’il peut y avoir d’autres interprétations, que certains pourraient détourner un texte peut-être trop flou, au lieu de reconnaître qu’il y a un problème et de voir ce qui peut être fait pour l’éviter, l’Ordre se braque et dit « Vous n’avez rien compris ».

Pourquoi une telle réaction ? Il est possible de trouver de nombreuses explications. Par exemple :

  • Biais consistant à remettre en question l’autre avant de se remettre en question soi-même, par confort intellectuel.
  • Mépris culturel, des « sachants » ayant réfléchi à la question et disposant du pouvoir contre les autres.
  • Désir de crédibilité et refus de se déjuger.

Etc, etc.

Peu importe. Ces explications pourraient se recouper, il faudrait voir quelles sont les spécificités de l’Ordre des pharmaciens pour trouver la meilleure solution, se demander si les biais individuels sont réplicables à l’échelle des organisations, et ainsi de suite.

De même, nous pourrions parler des explications en termes d’invisibilisation de la parole féminine (en l’occurrence, celle des clientes) ou de la violence que ces propos représentent pour les personnes qui donnent l’alerte sur les dérives de ce texte. Mais je ne suis pas le plus qualifié pour développer cela.

Peut-être aussi qu’il y a des rapports compliqués entre médecins et pharmaciens, et que ces derniers trouvent normal d’avoir aussi droit à une clause de conscience si les premiers y ont droit. Ou qu’il y a des débats propres à la sphère médicale (l’idée de vendre des médicaments dans les supermarchés par exemple), qui tendent à avoir des réactions fortes plus souvent, dans une mentalité de forteresse assiégée. Je ne suis pas assez au fait de ces enjeux pour pouvoir juger.

Je m’interroge juste sur le côté outré de cette réaction. Est-elle vraiment acceptable ? N’est-il pas possible de demander aussi un effort de pédagogie à l’Ordre des pharmaciens ? Ou plutôt, n’est-il pas possible de lui faire admettre qu’il a pu manquer quelques points du problème ?

 

« J’ai un ami noir »

Ces propos non documentés de la Ministre sont consternants à ce niveau de responsabilité de l’Etat et créent un climat de désinformation très préjudiciable pour les patients et le public.

Quand un pharmacien, comme cela a été le cas récemment, n’a pas respecté ses devoirs envers une patiente, qui a porté plainte ? Mme Rossignol, si prompte à diffuser des communiqués de presse ? Non, c’est le Président d’un Conseil régional de l’Ordre des pharmaciens.

La Présidente de l’Ordre et la femme que je suis, est très attachée aux droits des femmes trop souvent chèrement acquis. Il serait raisonnable de la part de la Ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, qui par sa parole engage l’Etat, de vérifier ses sources avant de communiquer et de ne pas alarmer inutilement les femmes en leur laissant supposer que leurs libertés seraient remises en cause par une institution professionnelle qui n’a de cesse, au contraire, d’œuvrer dans le sens de leur défense et qui a pour mission de faire respecter lois et textes réglementaires. »

N’est-ce pas une erreur qui est commise ici par la Présidente de l’Ordre des pharmaciens ? Une bonne conduite passée ne justifie jamais les potentielles erreurs ou dérives du présent. On peut avoir été quelqu’un de très engagé dans un combat, ça ne signifie pas qu’on sera toujours parfait, qu’on n’aura jamais de comportements problématiques. Le sexisme, pour un individu, n’est pas un état : c’est un enchaînement d’actes. Il n’y a pas une binarité : « je suis sexiste » ou « je ne suis pas sexiste ». Il y a un spectre d’actes sexistes, ce qui fait que nous sommes tous (et peut-être même toutes) sexistes à un moment donné.

Quand c’est un membre de l’Ordre des pharmaciens qui dénonce un cas où le pharmacien ne respecte pas ses devoirs envers sa patiente (on remarquera d’ailleurs que l’Ordre est conscient qu’il y a certains pharmaciens qui ne respectent pas son code de déontologie), c’est très bien. Je suis même prêt à applaudir.

Quand la Présidente de l’Ordre nous rappelle qu’elle est une femme et qu’elle est attachée au droit des femmes, très bien. Même si je ne comprends pas pourquoi elle se sent attaquée personnellement et se sent obligée de se mettre en avant à propos d’une décision de l’Ordre, comme si elle était l’Ordre.

Erratum. Ceci explique peut-être cela : http://www.slate.fr/story/121273/ordre-des-pharmaciens-clause-de-conscience-IVG  (cela remet peut-être en cause la totale bonne foi de la Présidente, mais laissons-lui le bénéfice du doute, ainsi qu’à l’Ordre)

Bref, ce genre d’arguments a à mon sens autant de valeur que de dire « j’ai un ami noir ». Est-ce qu’avoir un ami noir empêche d’avoir un comportement et des paroles racistes ? Nullement. Est-ce qu’être une femme, est-ce qu’être féministe empêche de prendre la défense de mesures qui pourraient s’avérer problématiques pour les femmes ? Visiblement non –  je continue néanmoins à croire que Madame la Présidente est de bonne foi et n’y a pas vu de danger pour les droits des femmes. Néanmoins, à partir du moment où certaines en ont vu un, c’est une question qu’il convient de se poser et une critique qu’il convient d’écouter au lieu de la balayer du revers de la main sous couvert de « bonne conscience » et de « bonne foi ».

Passons sur le mépris affiché envers Madame la Ministre.

 

Que conclure ?

Je ne peux m’empêcher de voir en ce communiqué une réaction de mépris tout à fait impressionnante : on touche à l’institution et cette dernière renvoie les critiques dans les cordes.

Bien évidemment, une telle réaction serait acceptable si l’on attaquait le fond du métier de pharmacien sans compétence: si on accusait l’Ordre d’incompétence sans être en mesure d’en juger, si on venait râler sur la distribution de médicaments sans savoir quelles règles régulent le marché, etc.

Mais en l’occurrence, sur une dérive potentielle du Code de déontologie, pourquoi cette réaction ? Et surtout est-elle valable ? J’ai plus l’impression de voir une défense corporatiste qui s’offusque de l’idée même que l’on puisse critiquer une décision de l’Ordre qu’autre chose. Auquel cas, cette réaction n’est absolument pas valable, et il faut demander plus de précisions sur cet article.

Madame la Ministre, pour une fois, merci (bon, en revanche, j’espère bien ne plus vous entendre parler des « nègres qui étaient pour l’esclavage »… Il y a aussi un spectre d’actes racistes)

 

Vinteuil

 

P-S : ah, voici qui clôt le débat : http://www.lemonde.fr/sante/article/2016/07/21/l-ordre-des-pharmaciens-renonce-a-son-debat-sur-la-clause-de-conscience_4972874_1651302.html

Billet d’humeur sur “Marion Seclin, Féminisme en Déclin“ du Raptor Dissident.

Ou: on peut être dinosaure et habiter effectivement dans la préhistoire, même en 2016.

Tout est parti d’une vidéo de Marion Seclin intitulée: “#TasÉtéHarceléeMais… t’as vu comment t’étais habillée ?“: https://www.youtube.com/watch?v=q_ZUHQFHMBI

Vidéo qui a fait un peu de bruit, et suscité pas mal de réactions (presque 10 000 commentaires sous la vidéo au 16 juillet). Ce qui a entraîné une vidéo de réponse: “#TasÉtéHarceléeMais tu t’es pas exprimée assez clairement, du coup tu réponds”: https://www.youtube.com/watch?v=t00b2r4oWno

Mais surtout, on a eu droit, le 11 juillet 2016, à une vidéo d’un YouTubeur/vidéaste appelé Le Raptor Dissident, qui descendait en flammes la première vidéo de Marion Seclin: https://www.youtube.com/watch?v=F8eYjEn8r6c.

A titre personnel, je ne le connaissais pas. Si j’ai bien compris, son style, c’est de décrypter un sujet avec un ton bien agressif. Le genre de personnes qui aime se faire détester, et qui en joue. Un peu l’équivalent YouTube de L’Odieux Connard, quoi.

Parfait, c’est ton choix, mon petit Raptor. Mais tu sais, on peut être plusieurs à jouer à ce petit jeu. J’ai essayé d’utiliser le même ton que toi, mais je n’ai pas ton expérience, tu m’excuseras. Je te préviens aussi, j’ai pu te traiter d’”ignare” ou autres qualificatifs peu glorieux parfois. Mais bon, tu me pardonneras, j’en suis sûr. Allez, on va voir ça tout de suite.

Pour faire ça correctement, je me suis “amusé” à recopier tout le script de sa vidéo. Au mot près. Il se trouve en entier à la fin de cet article. Nous, nous allons le découper et y répondre tranquillement. On va faire ça comme suit: quelques paragraphes du script (en italique), les commentaires sur les phrases (en gras), puis une réponse un peu plus développée après (en gras aussi). C’est parti.

Comme l’ensemble du texte est un peu long, je vous mets ici une table des matières, avec l’argument principal défendu à chaque fois.

  1. Introduction de la vidéo 1: “C’était mieux avant”.
  • Un peu d’histoire du féminisme
  • Pourquoi le Raptor Dissident est marxiste
  1. Introduction de la vidéo 2: “Je suis le roi du monde!”
  • Le langage médical ne s’utilise pas n’importe comment
  1. Développement de la vidéo 1: “J’ai des préjugés, et je ne veux pas en sortir”.
  • Ne pas se vanter de ses préjugés
  • Une conception de la virilité
  1. Développement de la vidéo 2: “Je fais des comparaisons hors de propos… En fait, je suis hors-sujet, je crois”.
  • Définir le privilège
  1. Développement de la vidéo 3: “Je trouve une erreur de méthode… mais à côté, je continue avec ma super définition de la VIRILITE”.
  • Le biais de représentativité
  1. Développement de la vidéo 4: “Je reproche aux autres de ne pas définir, mais je ne définis pas non plus: bah ouais, je fais des erreurs que je reproche aux autres, c’est normal, non?”.
  • Le compliment et le sous-texte
  1. Développement de la vidéo 5: “Est-ce que ton corps t’appartient? Et est-ce que le contexte est important?”.
  • Dire “Mon corps m’appartient” aujourd’hui
  1. Développement de la vidéo 6: “Mon Dieu, c’est du fake!”.
  • La différence entre le doute et l’erreur
  1. Développement de la vidéo 7: “Généralisations et victimes”
  • Qu’est-ce qu’une victime?
  1. Développement de la vidéo 8: “De la sociologie de l’espace urbain”
  • L’espace urbain est séparé socialement
  • Une interdiction n’a pas besoin d’être exprimée pour exister
  1. Développement de la vidéo 9: “Un consentement mutuel? Bah voyons!”
  • Un consentement mutuel sans parler?
  1. Développement de la vidéo 10: “Toutes les femmes ne sont pas dérangées quand on les aborde dans la rue”
  • Réduire les risques
  1. Conclusion de la vidéo: “Faites ce que je dis, pas ce que je fais”
  • Ce n’est pas contre toi, mon p’tit Raptor

Introduction de la vidéo 1: “C’était mieux avant” (de 0:00 à 0:36)

“Le féminisme avant, c’était la lutte pour des avancées sociales majeures pour la femme, comme le droit de vote, c’est-à-dire le droit de donner de la légitimité aux guignols qui nous gouvernent, le droit de travailler, c’est-à-dire le droit d’être un esclave, ou encore le droit à l’avortement. Mais aujourd’hui, le féminisme s’emmerde, et c’est contagieux, parce qu’il fait chier tout le monde. Il est tombé dans la revendication systématique de tout et de rien. On s’attarde sur des détails stupides comme le fait qu’en grammaire, le masculin l’emporte, et on délire avec des pseudo-combats stupides et manipulés, qui relèvent souvent plus du caprice puéril d’enfant gâté que de la réalité, par exemple l’imposition de quotas dans le monde du travail. Dans le monde du travail, enfin que quand c’est pour des postes stylés genre au gouvernement, parce que jusqu’à preuve du contraire, personne n’est jamais venu faire chier lorsqu’il s’agit d’être un caissier de merde à Lidl ou de venir réparer mes chiottes, hein, faut l’savoir.”

  • Le féminisme avant: Oh, ça commence bien: le « c’était mieux avant », ça me rappelle quelque chose. N’importe quel discours de vieux grincheux.
  • c’est-à-dire le droit d’être un esclave: Mais t’es un fichu marxiste en fait, mec!
  • le droit à l’avortement: Ok, donc entre 1944 et 1974 quoi. Si on considère qu’on parle de la France. Précise tes dates, mon gars, on s’y perd sinon. C’est pas sérieux, ça.
  • il fait chier tout le monde: Enfin, visiblement, surtout un petit gars qui se prend pour « tout le monde » et qui parle à la place des autres.
  • de tout et de rien: On peut avoir un peu plus qu’un exemple? Ah non, j’oubliais, tu ne maîtrises pas ton sujet.
  • des détails stupides: Et bien entendu, toi, le summum de l’intelligence, tu as toute légitimité pour nous dire ce qui est stupide et ce qui ne l’est pas.
  • en grammaire, le masculin l’emporte: Nous sommes ravis de voir que ces pauvres grammairiens, qui étudient la langue depuis quelques siècles, voient leur travail réduit à néant par un gars quelconque sur Internet. Oh, pardon, un « troll ».
  • l’imposition de quotas dans le monde du travail: Argumentaire zéro donc, puisque tu n’as en rien prouvé que c’était un caprice. Mais c’est pas grave, gamin.
  • jusqu’à preuve du contraire: Manque de pot pour toi, j’ai la preuve: https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2006-2-page-97.htm. Et l’article date de 2006. Encore une preuve que tu n’as absolument pas potassé ton sujet.
  • un caissier de merde à Lidl ou de venir réparer mes chiottes: Ça se confirme: un vrai marxiste. Donc pour l’instant, nous avons affaire à un vieil homme grincheux et marxiste. On en apprend des choses en moins d’une minute de vidéo.

Bon, maintenant, soyons sérieux, et arrêtons-nous sur deux points importants de ce début.

D’abord, le coup du “le féminisme avant, c’était mieux” ou de l’opposition passé glorifié/présent dévasté. Premièrement, comme tout partisan du “c’était mieux avant”, tu es incapable de donner une date précise, mon Raptor. Et c’est normal: tu ne trouveras pas de date parfaite, parce que ton passé idéalisé n’existe tout simplement pas. Par exemple, on entendait déjà des “arguments” qu’on entend encore aujourd’hui: ainsi, à l’université de Vincennes le 4 juin 1970 (c’était avant la légalisation de l’avortement, mec), des militants d’extrême-gauche qui tentent de s’opposer à une réunion non-mixte en hurlant: « C’est des mal-baisées, on va les baiser » (Page 7: http://www.lecavalierbleu.com/images/30/extrait_353.pdf). Autre exemple, le coup du “les féminismes sont hystériques”: on le trouvait déjà en 1919. Va vérifier si tu ne me crois pas: https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=2&ved=0ahUKEwjK6sWWuvjNAhXFI8AKHZ9DBnwQFggmMAE&url=http%3A%2F%2Fblog.ac-versailles.fr%2Fnouv%2Fpublic%2FArgu_Vote_des_femmes.doc&usg=AFQjCNE1eEoILq1oHtr10laLGX7hhJP9aQ&sig2=8y7geWmjcIbjVe0vEUZn-g

Bien entendu, tu n’as rien dit de tout ça, et je ne dis pas que tu soutiens ces propos: je propose juste des exemples pour montrer que le débat a évolué sur certains points et pas sur d’autres.

Après, petite leçon de l’histoire des courants féministes, car tu en as visiblement besoin. On distingue grossièrement trois vagues de féminisme: la première vague, du XIXème siècle aux années 1940, qui réclamait en particulier le droit de vote. La deuxième vague, disons des années 1950 à la fin des années 1970 en France: Beauvoir, tout ça. Là, les droits politiques ont été obtenus, et les féministes veulent changer la société radicalement (il faut dire qu’elles ne sont pas les seules: il suffit de voir mai 68). Après l’égalité des droits, il y a demande d’égalité réelle: une des réussites les plus connues de ce mouvement est le droit à l’avortement en 1974.

A partir des années 1980, la révolution passe de mode, et on passe à l’idée que les mentalités doivent changer, et que le système politique, ce n’est pas tout dans la vie. On passe à ce qu’on appelle la troisième vague, qui va effectivement s’intéresser entre autres au langage ou à l’occupation de l’espace urbain (et critiquer certains aspects de la deuxième vague, par exemple en considérant que c’est un féminisme trop bourgeois et blanc, donc pas représentatif de toutes les femmes). Bref, ça se raffine.

Et c’est ça qui a l’air de t’ennuyer, finalement. Bien entendu, tu n’as pas fait l’effort de chercher un peu sur l’histoire du féminisme, de savoir quelles étaient ses évolutions, et surtout de comprendre la logique derrière. Donc, je te rassure: les mouvements féministes cherchent toujours l’égalité. Et ce qu’elles font aujourd’hui est la simple continuité de ce qui a été fait hier.

P-S: je te conseille aussi de lire ça: https://cafaitgenre.org/2013/08/22/arguments-anti-feministes-1-les-feministes-daujourdhui/

Ensuite, deuxième point: je ne blague qu’à moitié quand je te traite de marxiste. Parce que ta pensée, dans ce début de vidéo, est imprégnée de marxisme: critique de la démocratie bourgeoise (“le droit de vote, c’est-à-dire le droit de donner de la légitimité aux guignols qui nous gouvernent”) et critique des conditions de travail du système actuel (“le droit de travailler, c’est-à-dire le droit d’être un esclave” et un caissier de merde à Lidl ou de venir réparer mes chiottes”). Bon, ça n’est pas très délicat au niveau théorique, mais je pense que tu peux quand même te présenter Place du Colonel-Fabien en toute bonne conscience. Tu peux peut-être faire un militant potable.

Introduction de la vidéo 2: “Je suis le roi du monde!” (de 0:36 à 1:05)

“La nouvelle féministe est souvent une petite bourgeoise qui nous fait son petit caprice comme on a une poussée d’acné et qui est tellement persuadée qu’elle est au centre du monde qu’elle oublie que la majorité des problèmes dont elle parle touchent en fait tout autant sa p’tite gueule que la communauté masculine. ce qui fait qu’en l’entendant parler, on se demande souvent si elle n’est pas complètement idiote, ignorante ou simplement hystérique. Parfait exemple de cette vision borgne des choses, la vidéo “T’as été harcelée, mais” de Marion Seclin, qui nous prouve, comme je vais vous le montrer qu’il est complètement stupide et égoïste de considérer des problèmes comme le harcèlement de rue comme étant unisexes.

Je suis le Raptor et vous regardez “Expliquez-moi cette merde”.

  • une petite bourgeoise: C’est bien connu que Beauvoir était une prolétaire.
  • qui est tellement persuadée qu’elle est au centre du monde: Dixit l’homme qui parle à la place de « tout le monde » et qui dit “on” à la place de “je”, c’est bien ça?
  • elle n’est pas complètement idiote, ignorante ou simplement hystérique: De la part de quelqu’un qui n’a pour le moment pas sorti un seul argument, et qui s’est contenté d’affirmer des choses sans les justifier, je ne sais pas comment il faut le prendre.
  • Expliquez-moi cette merde: Titre pertinent, c’est exactement ce que je me dis depuis le début de ta vidéo.

Au temps pour moi! Je retire ce que j’ai dit au paragraphe précédent, tu dis bien que les féministes sont “hystériques”. Follement original comme argument, mec, comme nous l’avons déjà vu.

Ah, pour information, l’utilisation du langage médical dans la vie de tout les jours ne fait pas vraiment de sens. Les mots ont un sens, et un vrai diagnostic est fait par un.e membre du corps médical. Tu ne voudrais quand même pas finir par dire des choses comme ça: http://www.huffingtonpost.fr/2015/04/04/hysterie-demence-accabler-femmes-maladies-ridicules_n_7000090.html

Développement de la vidéo 1: “J’ai des préjugés, et je ne veux pas en sortir” (de 1:06 à 2:08)

“Alors d’emblée, j’ai pas encore regardé la vidéo qu’j’sais à peu près à quelle saloperie j’ai affaire. Déjà, c’est du madmoizelle.com. Donc, pour ceux qui connaissent pas, rapidement, c’est une sorte de regroupement de chialeuses, parfois mythomanes, souvent paranos, qui s’inventent des vies, comme quoi on les drague à tout bout de champ dans les rues, alors qu’à part les blédards en chien, et les alcooliques dans le caniveau, personne sur cette planète leur a jamais adressé la parole, et encore moins pour les draguer. Parce que bon, passé le fait que la plupart soient absolument pas attirantes, que tout le monde a remarqué sauf elles, vu que comme toutes les meufs elles passent leur temps à s’entre-sucer sur les forums et les réseaux sociaux, à base de “t’es trop belle, ma chérie”, alors qu’en vrai, elles ressemblent à un doigt de pied, bah, tu te rends compte, au bout de deux minutes de conversation avec elles, qu’elles sont ultra pète-couilles, et si tu es un homme normalement constitué, ton instinct primitif va être de gentiment lui dire d’aller se faire foutre, soit de punir son insolence en lui ébouriffant d’une claque humiliante ses cheveux mal coiffés, dans une vaine tentative de la faire redescendre sur terre.

Enfin, je dis bien un homme normalement constitué, pas un type louche en recherche d’identité qui a abandonné son honneur et sa virilité pour se teindre les cheveux en rose et faire des vlogs sur l’eau du robinet.”

  • j’ai pas encore regardé la vidéo qu’j’sais à peu près à quelle saloperie j’ai affaire: Non, mais c’est cool d’avoir des préjugés et de l’avouer aussi franchement.
  • une sorte de regroupement de chialeuses, parfois mythomanes, souvent paranos: Archétype de la présentation neutre et objective: honnêtement, on voit bien que le Raptor est quelqu’un qui pèse précautionneusement ses mots. Non, sérieux, il ne va pas venir se plaindre après qu’on le résume à « t’es un homme blanc, cis, hét », j’espère, parce qu’il fait la même chose. Sauf que lui, il insulte, au lieu d’utiliser des termes de sociologie.
  • qui s’inventent des vies, comme quoi on les drague à tout bout de champ dans les rues: Et bien entendu, toujours pas un seul argument qui justifierait que c’est une invention. Ah, mais j’oubliais, monsieur a la science infuse.
  • à part les blédards en chien: Ah, pardon, mille excuses, je me suis trompé. L’argument raciste. Au temps pour moi.
    • P-S: si, si, c’est raciste d’essentialiser et de faire croire que le harcèlement de rue ne vient que des arabes. Surtout quand, comme par hasard, on est blanc. Coucou le niveau CP: « c’est pas moi, c’est les autres, maîtresse ». Ah, au cas où, j’ai vérifié ce qu’on entendait par “blédard”. Je cite: “synonyme de “issu de l’immigration””: https://fr.wiktionary.org/wiki/bl%C3%A9dard
  • passé le fait que la plupart soient absolument pas attirantes: Oh, monsieur est un artiste. Monsieur sait que des filles sur Internet – donc a priori plutôt anonymes – sont ou ne sont pas au goût de tout le monde. J’oubliais, monsieur est tout le monde. Et pas biaisé du tout en plus.
    • Et, petit, le fait que les goûts soient dépendants d’une époque, d’une zone géographique, d’une culture données, ça te dit quelque chose? Mais ouvre un bouquin, à la fin, ignare!
  • comme toutes les meufs: Oh, une généralisation abusive! On est bien d’accord que si je te trouve un contre-exemple, ton argument tombe, puisque tu as bien dit “toutes”, sans préciser d’exceptions? Non, parce que c’est comme ça que ça marche en science, hein.
  • s’entre-sucer: Alors, anatomiquement, ça va poser problème, me semble-t-il. Non, mais à part ça, BIEN SÛR, le langage et les expressions ordinaires ne sont pas du tout centrés sur l’homme. Pas du tout(1).
  • pète-couilles: On dit « orchidoclaste », quand on a un minimum de culture.
  • si tu es un homme normalement constitué: Et c’est quoi, au juste, « un homme normalement constitué »? Un homme comme toi, je présume?
  • instinct primitif: Mouhahahaha! Je m’esclaffe! Genre, vraiment. Sinon, l’idée d’ouvrir un livre de biologie t’a-t-elle effleuré l’esprit un jour?
  • gentiment lui dire d’aller se faire foutre: Mais montre-nous! Comment dit-on « gentiment » à quelqu’un d’aller « se faire foutre »? On veut savoir!
    • Est-ce que je dois dire: « Mon cher Raptor, taisez-vous, vous ne dites que des absurdités depuis le début, et votre « argumentation » est le signe d’un esprit ignare et mesquin? » par exemple?
  • punir son insolence: Et encore un qui se prend pour Joffrey Baratheon. Hum… comment dire? Tu n’es le maître de personne, mon petit. En fait, tu n’as clairement aucun pouvoir autre que celui de hurler à la mort comme un chihuahua. Alors fais-toi passer pour le grand prédateur de la jungle si ça t’amuse, mais laisse-moi te dire que… tu ne peux « punir » personne.
  • claque humiliante: Ah oui, quand on est incapable d’argumenter, on frappe. Ça confirme bien ce que je pense de ta logorrhée insipide: tu n’y crois pas toi-même.
  • faire redescendre sur terre: Dixit l’homme qui « punit son insolence »: il y en a visiblement un des deux qui plane, mais peut-être pas celui que l’on croyait.
  • en recherche d’identité: J’en déduis que tu préfères être un type sans identité. No problem, man. C’est pas grave d’être un numéro parmi des centaines de milliers d’autres. Ça ne te gêne pas si je t’appelle Code-barre numéro 7568 donc?
  • honneur: Oh, fi donc, mon honneur est en danger, je vous attends sur le pré, messire. Mes témoins attendront les vôtres.
    • Tu parles bien de cet honneur-là, je suppose? Celui qui conduisait aux duels? Qui est donc à peu près vu comme désuet depuis un siècle et demi?
    • Non, mais c’est cool de vivre dans le passé. Alors, du coup, tu préfères quoi au juste? La préhistoire ou le Moyen-Âge?
  • virilité: Tu penseras à définir, hein. Ça vaut 4/20 en dissert, ça.
  • vlogs sur l’eau du robinet: Je sais pas, c’est aussi intéressant que ça? https://www.youtube.com/watch?v=O_Gu-qS4BS8

Bon, bah, on va s’intéresser aux préjugés et à ta conception de la virilité. Youhou…

Sérieusement? Sérieusement, Raptor, tu ne peux pas faire ça. Qui de sensé va se vanter d’avoir des préjugés sur quelque chose dont il est censé parler sérieusement? Je veux dire, oui, les préjugés, ça peut être utile pour gagner du temps, pour gérer rapidement une situation en économisant du temps et des efforts. Mais là, tu as pris le temps de la voir, cette vidéo, d’écrire, de filmer, de monter. Et tu ne pouvais pas prendre le temps de te dire “Ok, je pars avec un mauvais a priori sur la vidéo pour telle et telle raison. Mais bon, puisque je vais la voir en entier, je vais faire un effort et juste la regarder une fois sans juger. Juste une fois.”?

C’était si compliqué que ça? Honnêtement? Et même si tu ne le faisais pas, tu ne pouvais pas présenter Madmoizelle d’une façon un peu plus subtile? Parce que là, ça décrédibilise un petit peu ton argumentation quand même. Enfin, c’est toi qui vois.

Bon, après la virilité, l’honneur, tout ça… Ok, tu as une conception de la virilité, de l’homme fort, c’est très bien. Personnellement, je la trouve un peu datée, mais bon, pourquoi pas? Mais l’as-tu questionnée, cette vision? T’es-tu demandé comment elle avait été créée, en quoi elle pouvait être relative à un moment de l’histoire, si elle n’était pas arbitraire sur certains points?

Si tu veux te poser ces questions, tu peux commencer par ça: https://www.youtube.com/watch?v=ekZcCpNuQ28

http://www.lesinrocks.com/2011/10/17/actualite/cest-quoi-etre-un-homme-viril-118324/

http://www.scienceshumaines.com/histoire-de-la-virilite_fr_27912.html

Puis, tu peux lire ça: https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2000-1-page-25.htm

T’es-tu demandé pourquoi certaines personnes questionnaient cette idée de la virilité? Ce qui pouvait déranger? Que tu veuilles vivre selon un idéal, c’est très bien. Mais que tu tentes de l’imposer aux autres, que tu te permettes de juger qui est un “vrai” homme et qui ne l’est pas… Ça coince. Ça coince d’autant plus que je ne vois pas pourquoi je t’écouterais, toi, au juste. Quelle est ta légitimité exactement?

Donc, désolé de te l’apprendre, mais un homme peut se teindre les cheveux en rose si ça l’amuse. Et si ça t’ennuie, c’est le même tarif: tu ne peux rien y faire de toute façon. Alors rage bien dans ton coin, gamin. Le monde ne s’adaptera pas à ta petite volonté de toute-puissance.

Développement de la vidéo 2: “Je fais des comparaisons hors de propos… En fait, je suis hors-sujet, je crois” (de 2:08 à 3:07)

Vous l’aurez compris, en regardant la vidéo, j’avais déjà une bonne idée de ce qui m’attendait. Et ça n’a pas loupé: 7:36 de pleurnichage et de comédie. Oui, de comédie, parce qu’en plus, elle essaie d’être drôle.

Marion Seclin: “Ce que je déteste vraiment dans la rue, c’est quand il pleut”.

Rire.

Marion Seclin: “Le lobby le plus puissant depuis le lobby Pokémon”.

Rire bis.

Donc Marion nous explique dans sa vidéo que les femmes, enfin…

Marion Seclin: “Majoritairement les femmes”

Sont harcelées dans la rue par des individus masculins, enfin…

Marion Seclin: “majoritairement masculins”.

Hein, histoire de pas trop généraliser, mais quand même. Donc, comme je disais tout à l’heure, on a affaire à une vision borgne de la réalité, en considérant que le harcèlement de rue touche uniquement les femmes. Bon, inutile de préciser que c’est de la connerie immense, parce que oui, c’est vrai que les femmes se font souvent emmerder dans la rue, même en général, que ce soit par des gros lourds qui se prennent par des caïds de cité, par des gros pervers qui ont besoin de se faire casser la gueule, par de vrais hommes s’il en reste. Mais ne vous inquiétez pas les filles, c’est exactement les mêmes qui viennent nous racketter notre téléphone de babtou et notre PSP, quand on rentre tranquillement pour le goûter, et qui nous bollossent quand on fait l’erreur de prendre le métro après 22h. Certaines se font mater et violer, d’autres se font casser la gueule et voler: vous inquiétez pas, niveau humiliation, on est tous sur une base à peu près égale.

  • j’avais déjà une bonne idée de ce qui m’attendait: Bis repetita placent: c’est sûr que tu ne pouvais être qu’objectif après ça.
  • elle essaie d’être drôle: Un peu comme toi, visiblement. Mais c’est bizarre, quand on dit que tu n’es pas drôle, tous tes fans viennent « pleurnicher » en hurlant « second degréééé ». Ah, le bon vieux « deux poids, deux mesures ».
  • histoire de pas trop généraliser, mais quand même: Et c’est un spécialiste qui parle, mesdames et messieurs, puisque lui-même dit bien « tout le monde », « le féminisme s’emmerde », « personne n’est jamais venu faire chier », « la nouvelle féministe est souvent une petite bourgeoise qui nous fait son petit caprice », etc.
    • Règle numéro un quand on critique quelque chose: on évite de le faire soi-même, sinon, on perd un petit peu en crédibilité.
  • comme je disais tout à l’heure: Au temps pour moi! Il reconnaît lui-même qu’il fait des répétitions! Si son style lourd est assumé, c’est différent.
  • inutile de préciser que c’est de la connerie immense: Donc tu le fais. Très bien, très bien. Tu prendrais pas tes spectateurs pour des idiots, par hasard?
    • Et puis bon, « inutile de préciser »: bah oui, pourquoi argumenter quand on peut juste ne pas écouter ce qu’on te dit?
  • c’est vrai que les femmes se font souvent emmerder dans la rue, même en général: Ah, bah, tu vois que tu peux.
  • par de vrais hommes s’il en reste: Et comme on a tous compris que tu te rangeais dans la catégorie des « vrais hommes », tu vas pouvoir nous dire si tu es le gros lourd ou le gros pervers.
    • Hé, mec, c’est toi qui a fait la typologie, hein, je me contente d’appliquer.
  • Mais ne vous inquiétez pas les filles: Alors là, je vois pas du tout pourquoi il faudrait qu’elles soient inquiètes. C’est vrai quoi, il n’y a jamais que 9 viols par heure en France, et sur les victimes, 91% sont des femmes. Cf. http://www.planetoscope.com/Criminalite/1497-viols-en-france.html
    • Pas de quoi s’inquiéter, franchement. Tu en as d’autres, des comme ça, Raptor?
  • quand on rentre tranquillement pour le goûter: Ah, tu es encore en primaire en fait? Ça explique pas mal de choses.
  • Certaines se font mater et violer, d’autres se font casser la gueule et voler: Et il ne t’est jamais venu à l’esprit que lorsque les hommes se faisaient racketter et voler, les femmes se faisaient racketter, voler, mater et violer? Je dis ça comme ça, voilà.
  • on est tous: Énième généralisation.
  • une base à peu près égale: C’est sûr que quand on met en rapport des choses qui n’ont rien à voir, c’est pas compliqué de voir des égalités qui n’existent pas. Parce que là, tu viens d’additionner les pommes et les poires (je reste sur des exemples de primaire, au cas où).

Bon, bon, bon… Nous passons à une nouvelle étape. Je vais maintenant te parler du privilège, cher Raptor. Alors, je sais, le mot fait peur comme ça. Ton premier réflexe risque sans doute d’être “Non, mais non, je suis pas privilégié, moi, je suis un pauvre gars, je souffre horriblement”. Rassure-toi! Je n’entends pas “privilège” au sens de la noblesse d’Ancien Régime. Non, non, le privilège, tel que je l’entends, est négatif. Il ne t’ajoute pas quelque chose, il t’empêche juste de perdre ce que tu as.

Allez, je t’explique: le privilège, c’est juste le fait de ne pas subir une discrimination systémique. Un privilège de blanc, par exemple, c’est de ne pas subir de discrimination à l’embauche parce que le recruteur a vu marqué “Mohamed” sur le CV(2). Ce qui ne veux pas dire que la personne qui en profite ne va pas à côté avoir d’autres problèmes (parfois liés à d’autres critères structurants: genre, couleur de peau, richesse…).

Donc quand je te dis que tu es privilégié, je ne dis pas que tu ne souffres pas, je ne dis pas que ta vie est géniale. Je ne dis même pas que tu ne souffres pas authentiquement des attentes qui pèsent sur les hommes. Non, rien de tout ça. Je dis juste qu’à côté, tu as la chance de ne pas subir en plus ce que subissent les personnes non-privilégiées.

C’est pour ça que ta comparaison entre vol et viol ne veut rien dire.  Oui, des hommes se font “casser la gueule et voler”. Mais des femmes aussi. Sauf qu’en plus, les femmes risquent de se faire “mater et violer”, précisément parce qu’elles sont femmes.

Donc, d‘un côté, tu as deux problèmes en tant qu’homme: “te faire casser la gueule et voler”. De l’autre côté, Marion Seclin en a quatre en tant que femme: “se faire casser la gueule, voler, mater, et violer”. Où est l’égalité là-dedans? Où est l’équilibre?

Tu ne me crois pas? Je t’en prie, l’INSEE est là pour ça: http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1473

P-S: et attention, mon petit Raptor, je ne te demande pas de te flageller et de demander pardon à genoux pour être né homme. Je sais que tu n’as pas choisi d’avoir ce privilège. Et tu ne l’as que parce que nous vivons dans une société sexiste. Ce n’est pas propre aux hommes de tous temps. Non, ce que je te demande, c’est d’en prendre conscience, puis d’agir de telle sorte que tu utilises ce privilège pour aider les personnes qui n’en disposent pas. C’est aussi simple que ça.

Développement de la vidéo 3: “Je trouve une erreur de méthode… mais à côté, je continue avec ma super définition de la VIRILITE” (de 3:08 à 4:19)

Mais le gros problème dans cette vidéo, c’est que Marion Seclin va apparenter la drague de rue à du harcèlement, en utilisant des comparaisons illégitimes et des raccourcis douteux qu’on va bien analyser, pour détruire une bonne fois pour toutes cette argumentation bancale qui essaie de vous tromper, que vous soyez une femme ou un homme.

Marion Seclin: “Et je vous ai demandé sur Tweeter les phrases les plus what the fuck que vous avez entendues sur le harcèlement de rue, avec le hashtag #tasétéharceléemais.”

Donc Marion commence par demander l’avis des meufs sur Tweeter. Enfin, l’avis des meufs qui la suivent sur Tweeter. Donc déjà, on sent qu’on va se taper l’avis de toutes les merdes frustrées de la vie, qui compensent en étant agressives sur Tweeter. et ça y est, la confusion commence.

Marion Seclin: “Et comme d’habitude, j’ai eu droit à des perlouzes, oh là là”.

Certains tweets font allusion à une demande de numéro, donc sûrement à de la drague. D’autres font allusion à des mecs bourrés, donc à du connard de première espèce. Autant dire qu’on comprend direct à qui on a affaire, le sujet c’est un bordel complet, on sait même pas de quoi on parle, mais en mettant tout ça plus ou moins dans le même panier par pure fainéantise intellectuelle, on arrive à ça: une vidéo de merde, qui essaie de culpabiliser les rares hommes qui ont les couilles d’aller parler à des meufs dans la rue, en les mettant au même niveau que Jean-Racaille, qui lui est un harceleur, mais surtout globalement, et j’lai dit tout à l’heure, un fils de pute. Parce que oui, trouver les mots et aller voir une meuf qu’on trouve dard dans la rue, c’est pas à la portée de premier connard. On a tous, mec comme meuf, déjà eu envie d’aller parler à quelqu’un qu’on a repéré dans la rue: mais combien ici ont eu les couilles d’y aller?

Eh oui, la drague de rue, c’est pas un truc à montrer honteusement. C’est limite un truc héroïque. Faut saluer le courage, putain.”

  • Mais le gros problème dans cette vidéo: Ah, bah, je suis soulagé qu’au bout de 3:12 de vidéo, on apprenne qu’il n’y a qu’un seul gros problème. Tu donnais l’impression qu’on courrait vers la fin du monde, là.
  • en utilisant des comparaisons illégitimes et des raccourcis douteux qu’on va bien analyser: De la part de quelqu’un qui vient de dire que vol et viol, c’est à peu près égal, je présume que c’est normal. Ou alors tu montres par l’absurde?
  • une bonne fois pour toutes: Modestie, quand tu nous tiens. Oyez, oyez, peuples de l’Internet, Raptor, le Grand, l’Unique, va enfin régler la question! Ecoutez le discours divin et priez.
    • Encore une fois, on voit qui plane vraiment ici. Ca va, les chevilles, là-haut?
  • qui essaie de vous tromper: Ou de vous faire réfléchir, qui sait?
  • vous soyez une femme ou un homme: Au moins, on ne pourra pas dire que le féminisme ne parle qu’aux femmes. C’est un progrès.
  • Enfin, l’avis des meufs qui la suivent sur Tweeter: Mais… mais… Mais oui! Enfin un truc intelligent! Dénoncer le biais de représentativité! Parfait! Faut continuer comme ça!
  • on sent qu’on va se taper l’avis de toutes les merdes frustrées de la vie: Ah bah non, tu retombes d’office dans tes préjugés de petit rageux.
  • qui compensent en étant agressives sur Tweeter: Étant donné que tu es agressif sur YouTube, c’est censé être mieux?
  • donc sûrement à de la drague: Imprécision, je crie ton nom.
    • Parce que c’est bien de cracher sur la confusion entre drague et harcèlement. Mais t’aurais peut-être pu définir toi-même au début quelle était la différence, afin qu’on sache à quoi s’en tenir, non? Enfin bon, ça va peut-être venir.
  • D’autres font allusion à des mecs bourrés, donc à du connard de première espèce: Tu vas bientôt nous dire que tu veux interdire l’alcool, c’est ça? Non, parce que bon mec bourré=connard de première espèce, si c’est pas un raccourci, ça.
  • Autant dire qu’on comprend direct à qui on a affaire: Mais qu’il est fort, cet homme. Je sais pas, moi, pour comprendre un truc, j’ai parfois besoin de réfléchir, de demander plus de renseignements, etc. Lui, pas besoin: il sait direct. On voit que c’est lui qui a la science infuse, et pas moi.
    • Oh, wait… Ou alors, il a juste des bons gros préjugés qu’il ne remet jamais en question?
  • on sait même pas de quoi on parle: Et tu n’aides pas à définir non plus. Donc un point partout. Au fait, elle a quand même défini ce qu’elle entendait par harcèlement de rue dans les 30 premières secondes de sa vidéo. Tu peux ne pas être d’accord avec sa définition, mais dire qu’elle n’a pas défini, c’est juste un peu de la mauvaise foi.
  • en mettant tout ça plus ou moins dans le même panier par pure fainéantise intellectuelle: C’est quand même fou cette capacité que tu as à faire ce que tu reproches aux autres. C’est un don?
  • une vidéo de merde: Jugement tout en finesse et en subtilité.
  • rares hommes qui ont les couilles d’aller parler à des meufs dans la rue: Et bien entendu, tu as des chiffres, des statistiques à nous montrer? Non? Oh, c’est dommage… Et on est censé te croire sur parole, c’est ça?
  • en les mettant au même niveau que Jean-Racaille, qui lui est un harceleur: Scoop: pour elles, oui, c’est la même chose. Alors, tu peux te croire gentil tout plein, mais je vais t’apprendre un truc. Oui, gamin, tu es exactement au même niveau que ce Jean-Racaille que tu méprises tant. Pas de bol, non?
  • c’est pas à la portée de premier connard: Donc, si je te suis bien, le « connard » n’ose pas, et le « fils de pute », ose, lui. Et t’es en train de nous dire que ce dernier, c’est un peu un héros… dès qu’il est blanc et qu’il sort pas de cité.
  • On a tous, mec comme meuf: Gé-né-ra-li-sa-tion abusive. Va falloir que t’arrêtes de projeter tes petites pulsions sur les autres. Petit renseignement: non, tout le monde ne réagit a priori pas comme toi. Désolé de te l’apprendre.
  • combien ici ont eu les couilles d’y aller: Techniquement, les « meufs » ont a priori plutôt des ovaires en fait(3).
    • Au fait, pourquoi est-ce que les gens ont peur d’y aller? T’as pas l’air trop timide pourtant. Ah, peut-être parce qu’ils ont une bonne chance de se prendre une réponse bien cinglante en pleine face. Et pourquoi est-ce qu’ils se prennent ça? Parce qu’ils ont une bonne chance d’être le dixième abruti de la journée à faire ça! (ça, c’est pour les mecs. Les filles, c’est juste qu’on vit dans une société où elles ne sont pas censées faire le premier pas).
  • C’est limite un truc héroïque: Sinon, tu peux aller faire un truc vraiment héroïque, plutôt que d’embêter les personnes dans la rue. Je sais pas, moi: devenir pompier et aller sauver des gens dans des maisons en feu?
    • Ca se plaint que les autres ne définissent pas, et ça crache à la gueule du dico, bon sang!

Écoute, je vais peut-être te surprendre, mais je suis d’accord avec toi sur quelque chose. Oui, il y a un biais de représentativité quand tu fais un sondage sur Tweeter. Et le reproche que tu fais est donc fondé. C’est vrai.

Maintenant, le problème, c’est que tu ne proposes rien en face. Si tu avais des chiffres sérieux, des études sur la question, je t’écouterais. Mais tu dis juste: “je vois les choses comme ça, donc c’est vrai”. Ce qui fait que je ne vois aucune raison de te faire plus confiance qu’à Marion Seclin.

Surtout qu’au-delà de ça, les personnes qui répondent existent. Elles ne sont peut-être pas représentatives, mais elles, elles ont un problème. Et on peut peut-être essayer de résoudre ce problème (je sais que tu considères que “la moitié de ces tweets sont un fake”, on y reviendra plus tard).

Pour le reste: tu as un vrai problème avec la généralisation. Je pourrais t’accorder le bénéfice du doute si tu disais “des hommes” et “des femmes”. Dire “les hommes” ou “les femmes” est déjà une généralisation abusive, parce qu’il y aura toujours des contre-exemples. Et malheureusement pour toi, tu ne peux pas dire que ces contre-exemples sont des “faux hommes” ou des “fausses femmes”, parce que ça ne veut rien dire. Ce n’est pas parce qu’ils et elles ne correspondent pas à tes idéaux de virilité et de féminité qu’ils et elles sont “faux” et “fausses”. Mais en plus, tu insistes avec “tous les hommes” et “toutes les femmes”: c’est encore plus abusé.

Développement de la vidéo 4: “Je reproche aux autres de ne pas définir, mais je ne définis pas non plus: bah ouais, je fais des erreurs que je reproche aux autres, c’est normal, non?” (de 4:19 à 5:06)

Marion Seclin: “Donc aller faire du rentre-dedans de but en blanc à une personne, ou avoir des propos déplacés ou sexuels… Et puis, c’est pas à toi de décider où et quand tu fais un compliment à une inconnue.”

Ah ouais, maintenant, en plus, elle ne fait même plus la distinction entre des allusions sexuelles et des compliments. Mais c’est vraiment n’importe quoi. Voilà. Quand on veut traiter un sujet sérieusement, commence par en définir les limites, putain. C’est la base, sinon forcément ça donne une soupe d’arguments dégueulasses comme ça. T’es allée à l’école un jour, avant de faire tes études d’acting ou quoi?

Marion Seclin: “Regarde, moi, par exemple, j’aime pas les sarouels. Bon, si je vois quelqu’un dans la rue qui porte un sarouel, je le laisse tranquille. Je vais pas aller donner mon avis à cette personne”.

Non, mais c’est quoi le rapport avec ton sarouel de clocharde? On n’en a rien à foutre, si tu parles de drague, c’est un compliment que tu fais, pas une critique. Ça a rien à voir putain, tu vas pas aller voir quelqu’un en lui disant “Salut t’es moche”, non? Sois pas conne, merde. T’as aucun fil conducteur dans tes idées là, ça part à droite, à gauche, tu sors tout et n’importe quoi, ça a aucun foutu sens, bordel.

  • Donc aller faire du rentre-dedans de but en blanc à une personne: Au fait, le début de la phrase, c’était « Le harcèlement peut être simplement verbal ».
  • compliments: Well… Peut-être parce qu’un compliment, contrairement à ce que tu sembles croire, ça ne fait pas forcément plaisir. Je sais pas, mais bon, quand on te réduit juste à ton physique, et plein de fois, je ne suis pas sûr que tu l’apprécies bien, le « compliment ».
  • Quand on veut traiter un sujet sérieusement: Ce que tu n’as pas vraiment l’air de faire, malheureusement.
  • commence par en définir les limites: Elle l’a fait, en fait. Tu n’as juste pas cru bon de montrer cet extrait là. Malhonnêteté intellectuelle, quand tu nous tiens.
  • T’es allée à l’école un jour: J’aiiiiime tellement l’attaque ad hominem.
  • Non, mais c’est quoi le rapport avec ton sarouel de clocharde: Le même que celui que tu as fait entre viol et vol, peut-être?
  • On n’en a rien à foutre: J’admire ta capacité à parler à la place des autres, mon p’tit Raptor, franchement.
  • c’est un compliment que tu fais, pas une critique: Oh! Deuxième argument un tant soit peu intéressant. Pas trop tôt.
    • Mais bon, comme je le disais: 1) Un compliment, même avec les meilleures intentions du monde, ça peut être blessant. Difficile à croire, mais c’est vrai. 2) Sérieux, écoute les témoignages: combien de personnes qui insultent une fille qui a dit qu’elle n’était pas intéressée? « De toute façon, t’es moche »
  • Sois pas conne: Miam, insulter en loucedé l’autre, ça fait toujours du bien, hein?
  • T’as aucun fil conducteur dans tes idées: C’est plutôt normal quand on répond à des tweets assez nombreux, non?

Alors, il semble que la question principale ici soit celle du compliment. Il y a plusieurs manières d’aborder la chose.

La première, c’est de revenir au contexte. Je sais que tu adores ça. Il y a une phrase assez répandue dans certains milieux féministes qui résume assez bien la chose: “C’est comme les bonbons. Un.e pote qui t’offre un bonbon, c’est chouette. Un.e inconnu.e dans la rue qui t’offre un bonbon, c’est flippant”.

La deuxième, c’est de comprendre que le compliment, dans ce contexte-là, est sexiste. Certes, c’est du sexisme bienveillant, comme l’est la galanterie. Alors, ça te paraît peut-être extraordinaire, parce que pour toi, c’est positif de complimenter, mais oui, ça énerve certaines personnes. Et peut-être que ces personnes apprécieraient un compliment sur un autre sujet, je ne sais pas. Mais je sais que quand elles s’énervent, c’est qu’elles voient ce que tu ne vois pas: le sous-texte.

Ce sous-texte se divise en plusieurs choses (et je ne prétends pas être exhaustif ici):

  • Ce compliment est dans une optique de séduction. Autrement dit, la personne en face ne le pense peut-être pas, et est juste en train de flatter bassement.

  • Ce compliment réduit la personne à son physique. Tu trouves qu’une femme est jolie? Peut-être qu’on le lui répète assez souvent pour qu’elle veuille d’autres types de compliments. Parce qu’elle en a assez d’avoir l’impression d’être dans une vitrine tandis que les passants se permettent de la juger tout le temps.

  • Ce compliment est une réification: tu te permets de donner ton avis à quelqu’un qui n’en a peut-être rien à faire, mais tu t’en moques, tu la traites comme un objet. Car peu importe ce qu’elle ressent, tu veux juste pouvoir dire ce qui te passe par la tête, et te dire ensuite “Bah, elle devrait être contente, non?”

Etc.

Donc si jamais tu as le “courage” d’aller parler à une fille dans la rue et qu’elle s’énerve contre toi, même après un compliment, inutile de se vexer tout de suite. Demande-toi plutôt pourquoi elle réagit comme ça. Et demande-toi si tu as vraiment une meilleure explication que celle que propose Marion Seclin.

Développement de la vidéo 5: “Est-ce que ton corps t’appartient? Et est-ce que le contexte est important?” (de 5:07 à 6:25)

Marion Seclin: “Quand une femme marche dans la rue seule ou avec d’autres femmes, son corps n’appartient pas à ceux qui peuvent le voir. Son corps reste son corps.”

Ah, celui-là, je l’attendais. Le fameux argument “Mon corps m’appartient, j’en fais ce que je veux” qu’on ressort à toutes les sauces, dès qu’on sait plus quoi dire, un peu comme “C’est bon, j’fais c’que j’veux, t’es pas ma mère, ok?”. Sauf que là, bah, c’est complètement raté parce qu’il y a mais alors, aucun rapport. Te faire un compliment, c’est te voler ton corps? Mais tu veux une salade de phalanges ou quoi?

Putain, mais les féministes, va falloir arrêter de répéter “Mon corps m’appartient” comme des connes sans réfléchir au contexte, bordel. Vous voulez qu’on vous prenne au sérieux un jour ou merde?

Marion Seclin: “Les femmes ont commencé à trouver ça relou de ne pas pouvoir se déplacer d’un point A à un point B sans qu’on l’interrompe”

Ah, alors ça, c’est super intéressant, voyez-vous. Ça soulève la question: pourquoi on sort, qu’est-ce qu’on fout dehors? Alors, selon Marion, sortir dehors, c’est juste un moyen, c’est-à-dire qu’on a un objectif en tête: se rendre quelque part, aller au boulot, faire les courses, etc. Du coup, là, en effet, on se déplace d’un point A à un point B. Mais là encore, elle fait aucune nuance, et donc raconte encore une fois de la grosse merde, parce que sortir dehors, ça peut être aussi une fin en soi. Qui n’a jamais dit à un pote “Vas-y, viens, on sort”, “Viens, on bouge en ville”? Et sur cette proposition de gros galérien qui, faut l’avouer, sauve quand même pas mal quand on se fait bien chier et qu’on en a ras le cul de voir de la merde à la télé, qu’on s’est fait banner son compte LoL pour insultes à répétition, ou qu’on ne supporte plus de voir des débiles qui se filment en train de manger du piment sur YouTube. Ouais, on est d’accord, tout le monde l’a déjà dit. Donc casse pas les couilles avec ton point A et ton point B de merde. Hein, c’est vérifiable, il n’y a qu’à voir à Toulouse, dehors, c’est rempli non-stop d’étudiants qui sèchent les cours et d’autres gens, on sait pas trop ce qu’ils foutent dans la vie, et là, on voit rapidement qui va d’un point A à un point B et qui est un fils de pute de chômeur d’escroc. Allez hop, écoutons la suite.

  • qu’il y a mais alors, aucun rapport: Nuance: tu ne veux voir aucun rapport. On n’est pas débile: on sait bien que cet argument est utilisé pour l’avortement au départ. Mais est-ce que tu as entendu parler d’un truc qui s’appelle la réification au juste? Lis Sartre, bon sang! Tu viendras râler quand tu connaîtras ton sujet!
  • Te faire un compliment, c’est te voler ton corps? Ok, t’as juste pas compris ce qu’elle a dit. Mais c’est pas grave, tu sais, d’être mauvais en exégèse. C’est un peu handicapant dans la vie, mais enfin…
  • Mais tu veux une salade de phalanges ou quoi? Oh? Tu passes de marxiste à sarkozyste? Faudrait savoir. Mais la bonne expression, c’était: « passe-moi la salade, je t’envoie la rhubarbe » en fait.
  • les féministes: Lesquelles au juste? Parce que ce n’est pas vraiment la même chose de parler de Beauvoir, de Butler, de Dworkin, d’Osez le féminisme ou de La Barbe en fait. Mais bon, comme tu n’as pas l’air de t’être documenté sur le sujet…
  • va falloir arrêter de répéter “Mon corps m’appartient”: Interdire à des féministes d’utiliser une phrase qu’elles ont créée… C’est aussi intelligent que de dire à un physicien: « Mais va falloir arrêter de parler d’Einstein à tout bout de champ, quoi ».
  • contexte: C’est très drôle de la part de quelqu’un qui fait des généralités toutes les deux phrases de parler de contexte.
  • Vous voulez qu’on vous prenne au sérieux un jour ou merde? Après un siècle et demi de lutte féministe, je crois qu’on les a déjà prises pas mal au sérieux en fait.
  • Mais là encore, elle fait aucune nuance: Mais là encore, il faut voir la poutre dans son oeil avant de voir la paille dans celui de l’autre.
  • ça peut être aussi une fin en soi: Aaaaaah, on a appris à distinguer les moyens et les fins! C’est biiiiien! Un bon point pour Raptor!
  • Viens, on bouge en ville: Ce qui veut dire que tu n’es pas en ville en fait? Or, surprise, quand on parle de harcèlement de rue, c’est souvent en milieu urbain. Donc peut-être, mais peut-être seulement, que ton expérience personnelle n’est pas extrêmement valide en fait.
  • qu’on s’est fait banner son compte LoL pour insultes à répétition: Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne m’étonne pas trop en fait, vu ton vocabulaire dans cette vidéo.
  • des débiles qui se filment en train de manger du piment sur YouTube: Faut pas cracher sur les petits copains, hein, c’est méchant.
  • on est d’accord, tout le monde l’a déjà dit: On n’est pas du tout d’accord, mais je vois que de toute façon, il n’y a que ton propre avis qui t’intéresse, et que tu supposes que tu es la lumière qui guide ce monde en perdition, et donc que tout le monde fait comme toi.
  • Toulouse: Pourquoi Toulouse particulièrement? Tu aimes bien la ville?
  • d’autres gens, on sait pas trop ce qu’ils foutent dans la vie: Ils essaient peut-être de percer sur YouTube avec des vidéos faussement provocantes?
  • un fils de pute de chômeur d’escroc: C’est trop mignooooon d’avoir une vision du monde où on est un gars super cool et où les autres sont des escrocs. T’as peut-être aussi besoin de quelques rudiments en économie en fait. Mais t’en fais pas, même toi, tu peux te renseigner sur les analyses classique et keynésienne, puis passer aux théories des marchés segmentés. Oh, mais je suis bête, tu es marxiste, toi, ton truc, c’est l’armée industrielle de réserve.

Alors, est-ce que mon corps m’appartient? Je peux comprendre que l’argument te choque. Oui, c’est un slogan pour l’avortement, au départ. C’est vrai. Et on a légalisé l’avortement il y a plus de 40 ans.

C’est peut-être pour ça qu’on l’utilise pour autre chose d’ailleurs. En l’occurrence, des femmes se disent dépossédées d’elles-mêmes quand elles sont abordées dans la rue par des inconnus qui se permettent de donner leur avis sur leur corps sans prévenir. Ce n’est pas agréable d’être vue comme une pièce de viande à l’étal, avec un client qui vient dire qu’il la trouve tendre.

Dans ce contexte, dire “Mon corps m’appartient”, c’est dire “C’est mon corps. Ce n’est pas parce que tu le vois que tu as le droit de m’imposer ton jugement dessus. Même si ce jugement est positif”.

Donc oui, il faut penser au contexte: malheureusement, c’est à toi qu’il échappe ici, semble-t-il.

Développement de la vidéo 6: “Mon Dieu, c’est du fake!” (de 6:25 à 7:24)

Marion Seclin: “T’as été harcelée, mais… t’as vu aussi comment t’étais habillée?”

Oui, alors ça, c’est le petit passage classique pour crédibiliser ta vidéo, et c’est le seul point où je suis d’accord avec toi: les gens qui disent ça sont clairement des débiles. Mais, et parce qu’il y a un “mais”, je soupçonne quand même fortement plus de la moitié des tweets que t’as reçu d’être des gros fake. On connaît les mythomanes qui cherchent à faire les intéressantes. Sur Internet, les mythos sont décuplés. C’est vérifiable, il n’y a qu’à voir les forums JVC où tout le monde a une bite de 32 cm, 40K de salaire mensuel tout en étant mannequin chez Calvin Klein pour s’en rendre compte. Et quand je vois que Black Chibre a tweeté, hein, tu me permettras d’émettre quelques doutes sur la véracité de ces histoires.

Marion Seclin: “Donc au lieu de s’en prendre aux victimes, pourquoi on s’en prendrait pas à… attends, je dis ce qui me passe par la tête… aux agresseurs?”

Bon, on va pas revenir là-dessus, encore une fois, on confond “faire un compliment” et maintenant “être un agresseur”. Donc maintenant, ça fait un moment qu’on avait compris que c’était le bordel dans ta tête. Ça balançait des idées en veux-tu, en voilà, le sujet est pas défini, c’est vraiment la merde. Et j’peux t’assurer que si ça avait été mis à l’écrit et rendu à un prof de français, il t’aurait dit pareil en te mettant 2. Et puis il se serait rappelé que t’es une meuf et il t’aurait mis 14. J’vais pas lancer le débat, mais les meufs favorisées à l’école, on connaît l’histoire, personne n’en parle, moi j’en parle, niquez vos mères. Connards de profs de français, va.

  • le petit passage classique pour crédibiliser ta vidéo: Au moins, elle en a un, elle.
  • Mais, et parce qu’il y a un “mais”: Ça m’aurait étonné, aussi…
  • je soupçonne quand même fortement plus de la moitié des tweets que t’as reçu d’être des gros fake: Ah, mais ça, c’est tout à fait possible. Faudra le prouver ensuite. Et pas avec un exemple: si tu sors un chiffre, justifie-le, ou donne-nous une source.
  • il n’y a qu’à voir les forums JVC: Etant donné que ce sont a priori des gens d’accord avec toi, est-ce très pertinent de les clasher? Pense à ton public, mon gars, quoi!
  • Et quand je vois que Black Chibre a tweeté: Ah, là, tu as l’oeil, bravo, rien à redire.
  • tu me permettras d’émettre quelques doutes sur la véracité de ces histoires: C’est cool! maintenant, va falloir développer un peu ces doutes et les justifier. Sinon, ça fait juste mauvaise langue.
    • L’exemple est vrai: permet-il de tout disqualifier? Permets-moi d’en douter.
  • “faire un compliment” et maintenant “être un agresseur”: C’est quand même marrant de considérer que c’est nécessairement l’interprétation de l’émetteur qui l’emporte sur celle du destinataire.
  • si ça avait été mis à l’écrit: Un peu comme ce que je me suis fatigué à faire pour toi, quoi.
  • rendu à un prof de français, il t’aurait dit pareil en te mettant 2: C’est compulsif, chez toi, cette manière de parler à la place des gens? Tu lis dans leurs pensées pour pouvoir faire ça? On va t’appeler Professeur Xavier?
  • Et puis il se serait rappelé que t’es une meuf et il t’aurait mis 14: Hahahaha! T’es vraiment en train d’essayer de justifier que t’as eu des notes pourries à l’école parce que tu étais un mec, et pas parce que tu ne bossais pas assez? Sérieusement?
    • P-S: oui, moi aussi, je verse dans l’ad hominem parfois.
  • J’vais pas lancer le débat: Oh, bah, non, tu l’as juste ouvert en grand.
  • personne n’en parle: Sauf toi visiblement. Et sans preuves, évidemment.
  • moi j’en parle: Donc si tu en parles, tu ne peux pas dire « personne n’en parle », non? Mais t’es incohérent, mec!
  • Connards de profs de français, va: Ça se confirme: pauv’ bout d’chou est mauvais à l’école en français. Et forcément, c’est la faute des autres, et surtout des profs. C’est qui l’escroc, au juste?

Comme je le disais, tu as raison d’émettre des soupçons sur les tweets reçus. Surtout que l’exemple avec Black Chibre est révélateur, et qu’on peut s’interroger sur la pertinence et la véracité des tweets choisis avec ça.

Maintenant, entre émettre des doutes et montrer que c’est faux, il y a une différence. Et c’est là que tu échoues: tu ne parviens pas à montrer que ces tweets sont des faux. Oui, leur provenance est biaisée. Oui, certains sont faux. Mais ça ne les disqualifie pas tous d’office, contrairement à ce que tu sembles croire.  Encore une fois, tu manques de rigueur.

Et d’ailleurs, est-ce que ce n’est pas un peu malhonnête intellectuellement que de dire: “il y a de gros doutes, les gars”, mais sans aller plus loin que ces doutes, et d’en déduire que c’est faux, au lieu de montrer que c’est faux? Le sens de la nuance, mon cher, toujours.

Développement de la vidéo 7: “Généralisations et victimes” (de 7:24 à 8:19)

Marion Seclin: “Si toi dans ma situation, ça t’aurait pas dérangé, grand bien t’en fasse. Mais le fait est que moi, je me suis sentie harcelée. Moi, je, moi, je, moi, moi. Tu les déranges. Moi. Les. Moi. Les. Je”

“Caméo”: “Alors, vous l’avez?”

Vous avez compris, le coup classique. Quand elle est en difficulté, elle revient à “C’est mon avis à moi”, mais quand elle attaque, elle généralise à l’avis de tout le monde. Marion, enfin, c’est grossier comme argumentation, on vaut mieux que ça, s’te-plaît.

Marion Seclin: “Ouais, mais si on peut plus draguer dans la rue, on peut draguer où? Pas dans la rue. Sache qu’à chaque fois que tu veux parler à une fille ou à un groupe de filles pour rentrer dans un rapport de séduction, tu risques très très très fortement de les importuner.”

Mais je t’importune de quoi, putain? Arrête un peu, si t’en as marre au bout de deux secondes, tu l’envoies chier, le mec, comme vous savez très bien le faire, putain, stop de jouer les victimes là. ‘Tain, le mec arrive, balance un “Euh, salut, ça va?” et pauvre de toi, ça t’importune. Bah, devine quoi, ton caprice de merde, on en a rien à foutre. Moi, dans la rue, tu me casses les couilles à pas t’écarter du putain de trottoir alors que j’ai trois fois ton tour d’épaules, mais ça veut pas dire que je vais commencer à faire un putain d’hashtag de merde #TuTesFaitUneLuxationDeLépauleMais… Putain!

  • Moi, je, moi, je, moi, moi: Joli montage.
  • elle généralise à l’avis de tout le monde: Exactement comme toi, quoi.
  • c’est grossier comme argumentation: Heureux que tu le reconnaisses. C’est bien d’être lucide sur ce qu’on fait, dans la vie.
  • on vaut mieux que ça: Oups, petite référence qui se glisse. Bravo, mon grand!
  • stop de jouer les victimes: Intéressante vision de ce qu’est une « victime » au fait. Suis-je bête, le problème, c’est la victime, pas la personne en face, qui agit, elle. Tu n’as pas un petit problème avec la notion de causalité?
  • on en a rien à foutre: Empathie: zéro. Compréhension de l’autre: zéro. Respect: zéro. Ah, les plaisirs de l’égoïsme…
  • à pas t’écarter du putain de trottoir: Tu veux pas qu’on te fasse une haie d’honneur, non plus?

Bon, je vais passer rapidement sur tes généralisations, je crois avoir montré que tu les accumulais depuis le début de ta vidéo.

En revanche, ce qui est intéressant, c’est ta conception des victimes. Si je comprends bien, pour toi, au fond, c’est horrible d’être une victime, c’est la honte, c’est nul. Et tu ne veux absolument pas en être une: c’est la passivité, tout ça… Et toi, t’es un vrai conquérant, quoi.

Mais ce qui est encore plus drôle, c’est que ça te conduit à cracher sur les personnes qui “se prennent pour des victimes”. Donc en fait, tu es ambivalent: d’un côté, tu ne veux pas être une victime, de l’autre, il y a les “vraies victimes” et les personnes qui se font passer pour des victimes. Tu ne culpabiliserais pas un petit peu, en fait? Je veux dire, au fond, tu aimerais bien être une victime, c’est confortable et tout, mais comme tu n’assumes pas parce que ça tranche avec ta conception de la virilité, tu préfères cracher sur les victimes et nier leur état, au lieu de le reconnaître.

C’est de la psychologie de comptoir, tout à fait. Mais bon, je me mets à ton niveau.

Développement de la vidéo 8: “De la sociologie de l’espace urbain” (de 8:19 à 9:00)

Marion Seclin: “Il existe plein de lieux où adresser la parole à quelqu’un…”

Ah, parce qu’on a besoin d’un lieu pour parler aussi maintenant. Tu te crois à la bibliothèque aussi, non?

Marion Seclin: “Adresser la parole à quelqu’un et entrer dans un rapport de séduction ne sera pas pris comme une intrusion… Mais pas la rue”

Ah ouais? Bah, genre où alors? Genre sur Happn, c’est ça? Oh oui, Tinder, tout ça, c’est un bon endroit, ça. Allez, c’est parti, on télécharge tous Happn comme des gros cassos parce qu’on a pas les couilles de le faire dans la vraie vie, c’est ça? Ah, là, c’est plus du harcèlement, ah, là, d’un coup, c’est légitime. On n’interrompt pas madame pendant qu’elle fait sa balade de chômeuse d’un point A à un point B. Ou alors on attend de te retrouver à une de tes soirées privées de bourgeoise, c’est ça? Et encore, on sait jamais, peut-être qu’on va t’interrompre pendant que tu te bourres la gueule comme une dépravée, parce qu’après tout, c’est ton “corps”. Tu t’es pas dit qu’au moins dans la rue, il y avait pas de séparation sociale? Tu t’es pas dit que Jean-Fabien, Abdel et Boubacar, les beaux gosses du 9-3, bah, ils iront jamais de leur vie dans ta soirée privée de merde dans un 100m² intra-muros. Non, il y a des endroits pour ça, voyons!

  • on a besoin d’un lieu pour parler aussi maintenant: Ah, parce que toi, bien sûr, tu hurles dans les églises ou tu débarques en réunion d’entreprise pour chanter du metal? Arrête ton char, tu adaptes ta parole en fonction des lieux, c’est juste que tu n’en es pas du tout conscient, et que ça t’agace quand on te le fait remarquer.
  • Tu te crois à la bibliothèque aussi, non? Ah, bah, tu vois que tu en es conscient!
  • Genre sur Happn, c’est ça? Oh oui, Tinder, tout ça, c’est un bon endroit, ça: C’est marrant de se plaindre que plein de gens n’ont pas le courage d’aborder les gens dans la rue pour ensuite cracher sur les moyens qui leur permettraient quand même de trouver quelqu’un malgré ça. Où est la cohérence?
  • c’est légitime: Bah oui, puisqu’on est sûr que l’autre est aussi dans une démarche de séduction. C’est quoi le problème exactement?
  • chômeuse: Comment dire… Elle est comédienne, pas chômeuse. Et oui, c’est un travail. On se renseigne avant de faire une vidéo, quoi.
  • bourgeoise: Bon, elle est chômeuse ou pas? Parce qu’elle les paie comment ses « soirées privées de bourgeoise »? Faudrait savoir, mec.
  • tu te bourres la gueule comme une dépravée: Ça se confirme: cet homme n’aime pas l’alcool. Et il veut l’interdire pour les autres. Bienvenue, ô roi de la prohibition. Raptor Beecher(4), c’est ça?
  • au moins dans la rue, il y avait pas de séparation sociale: Hahahahaha! Oh, c’est trop grossier! Mais t’es sérieux, mon gars? Mais lis! Lis des ouvrages de sociologie urbaine, et tu verras que tu dis juste n’importe quoi!
  • ils iront jamais de leur vie dans ta soirée privée de merde: C’est vrai. Mais ils n’iront pas non plus traîner dans le Quartier latin, tu sais. Donc bon…

Bon, faut être sérieux deux minutes là: oui, la séparation sociale existe aussi dans la rue. Oui, il y a des quartiers où on ne croise jamais des gens d’une autre classe sociale. Oui.

Si tu veux te renseigner là-dessus, je t’en prie: https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=4&ved=0ahUKEwjJ7P3V-fjNAhWsCsAKHYSKB1wQFgg0MAM&url=http%3A%2F%2Feso.cnrs.fr%2F_attachments%2Femergence-d-un-espace-public-en-milieu-rural-article-2-2-2-2-2-2%2Fds.pdf%3Fdownload%3Dtrue&usg=AFQjCNHNYj_o9KcrqSaaa2nKxzeV1bEZGg&sig2=Rs4b67D6_CE3w4dY_Zn1RQ

Tu as ici une thèse entière sur la question: https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00354936/document

Là, tu as même une réflexion pour savoir si cette séparation est justifiée ou non: http://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2009-1-page-94.htm.

Et il y a un blog sur la question spécifique du genre et de l’espace urbain: https://feminicites.wordpress.com/

Ton problème, c’est que tu crois en toute bonne foi que parce qu’il n’y a pas d’interdiction formalisée, écrite, que tout le monde connaît, cette interdiction n’existe pas. Hélas, ça ne marche pas comme ça: certaines interdictions sont tacites, tellement intégrées dans les codes qu’on ne les voit même pas. Et ça t’énerve quand on te fait remarquer qu’elles existent. Je ne sais pas pourquoi ça t’énerve d’ailleurs. Peut-être parce que tu veux te croire libre et qu’on te montre que ta liberté n’est qu’un hochet?

Développement de la vidéo 9: “Un consentement mutuel? Bah voyons!” (de 9:02 à 9:58)

C’est pas la peine d’essayer de nuancer tes propos à la fin de ta propagande, là.

Marion Seclin: “Alors oui, il existe une vraie différence entre harcèlement de rue et drague de rue”

Putain, au bout de 5 minutes, tu finis par lâcher ça tranquille, comme ça, pas comme si ça remettait en cause ta putain d’argumentation foireuse et confuse que t’as depuis le début, hein. Tu te fous vraiment de notre gueule.

Marion Seclin: “La rue, c’est pas là où on pécho, c’est pas là où on s’fait des copains. Parfois, ça arrive, mais ça vient d’un consentement mutuel”

Ah oui, d’un consentement mutuel! Non, mais, c’est pas possible, tu vis sur une autre planète. Et on fait comment pour arriver à un consentement mutuel si on se parle pas, putain?

Mais elle est c*biiiip*nne, celle-là, c’est pas possible! Tu veux boire des pommes, c’est ça qu’tu veux? J’tai dit, c’est pas la peine de nuancer tes propos si t’as rien pour appuyer ce que tu dis, merde. Un consentement mutuel! Et elle y croit, elle y croit, cette *biiiiip*, et elle est persuadée.

Marion Seclin: “Et si t’y vas quand même, et qu’elle t’envoie chier… dis-toi que j’te l’avais bien dit”.

Nan, mais en plus, maintenant, t’essaies de nous décourager, quoi. Mais t’as pas compris qu’on a déjà pas les couilles d’y aller ou quoi? Il y a déjà pas un mec sur mille qui y va. Alors commence pas à écraser le peu de burnes qui nous reste, putain: c’est quand on voit ce genre de conneries qu’on se rend compte qu’on a pas tous les mêmes problèmes, hein. Faut vraiment être une petite pourrie-gâtée pour cracher dans la soupe et venir chialer parce qu’on t’a fait un compliment dans la rue.

  • C’est pas la peine d’essayer de nuancer tes propos: De toute façon, j’avais bien compris que la nuance, c’est définitivement pas quelque chose qui t’intéresse.
  • tu vis sur une autre planète: Je t’avoue que je ne suis moi-même pas follement enthousiaste à l’idée de vivre sur la même planète que toi. Mais bon, voilà…
  • on fait comment pour arriver à un consentement mutuel si on se parle pas: Ah? Bonne question. Et bien justement, en se trouvant dans des endroits consacrés à ça. Ca s’appelle un contexte. C’est ouf, non?
    • T’as déjà essayé de draguer ta contrôleuse des impôts en plein contrôle fiscal? Non, et peut-être parce que le contexte n’était pas adapté, non? Donc oui, tu fais un effort, et tu te demandes si le contexte est adapté. Mais faut faire un effort.
    • P-S: au fait, consentement mutuel n’est pas forcément consentement mutuel verbal.
  • elle est persuadée: En même temps, si elle n’y croyait pas, tu serais le premier à lui faire un procès en hypocrisie, non?
  • t’essaies de nous décourager: C’est un peu le but depuis le début de la vidéo en fait. Tu regardes avant de critiquer, ou…
  • commence pas à écraser le peu de burnes qui nous reste: C’est ça qui es triste: c’est que tu crois vraiment que pour être un homme, faut oser aller parler aux filles dans la rue. C’est triste. Et c’est petit. Voire mesquin en fait. Je sais pas, je m’attendais à quelque chose de mieux: aller escalader l’Everest par exemple.
  • on se rend compte qu’on a pas tous les mêmes problèmes: Mais oui! Mais oui! Voilà! Tu l’as! T’as compris!
    • Maintenant, va falloir que tu comprennes que tes problèmes ne sont pas forcément ceux qui sont prioritaires sur terre. Et une fois que t’auras fait ça, t’auras fait un grand pas.
  • cracher dans la soupe: Ah, mais parce que tu crois vraiment que tout le monde attend ton compliment comme si c’était la bénédiction divine? Hé bé…
  • venir chialer parce qu’on t’a fait un compliment dans la rue: En fait, avoue: personne ne te fait jamais de compliment et tu baves à l’idée d’en recevoir un, c’est ça?

Tu as posé une bonne question: comment accéder à un consentement mutuel si on ne peut pas se parler pour le mettre en place?

Or le problème est que la prise de contact elle-même est problématique. Donc ça aboutirait à un blocage… si Marion Seclin ne défendait justement pas l’idée qu’il y a un contexte propice à la séduction.

Il y a une inversion intéressante: on verbalise des interdictions dans une vidéo sur Internet, pour justement dire “cette interdiction est non-verbale, elle dépend du contexte”. Ce qui est logique, puisque la verbalisation est alors perçue comme une agression. Donc ici, la verbalisation est préventive, mais se pose toujours la question de la généralisation du comportement.

C’est donc plus une question de risques: sachant que tu as plus de risques de harceler quelqu’un en l’abordant dans la rue, pour réduire ce risque, mieux vaut restreindre son approche à certains lieux, considérés comme plus propices à la séduction (lieux dont le nombre est vaste d’ailleurs: bars, soirées, boîtes de nuit…).

Donc oui, ça te demande un effort. Effort que tu peux consentir à faire quand tu comprends que le comportement d’approche dans la rue est vécu comme problématique par les premières concernées. En plus, ça devrait t’éviter de te faire basher méchamment. C’est plutôt à ton avantage, au fond.

Développement de la vidéo 10: “Toutes les femmes ne sont pas dérangées quand on les aborde dans la rue” (de 9:59 à 10:39)

Tu t’es jamais dit qu’il y a des meufs, ça leur fait grave plaisir qu’on les drague?

Nicolas Dolteau: “Qu’est-ce que tu penses de ce que je viens de faire?”

Interviewée 1: “Bah, c’est assez inhabituel, mais euh…”

Nicolas Dolteau: “Ça veut dire, ça t’arrive pas souvent?”

Interviewée 1: “Nan”

Interviewée 2: “Bah, c’est paradoxal, c’est flatteur”

Interviewée 3: “J’ai trouvé ça sympathique”

Bah non, parce que toi, à part ton petit avis de merde que tu partages avec tes potes complexés, le reste, tu connais pas. ‘Tain, mais moi, quand une meuf m’arrête dans la rue pour me faire un compliment, je suis à fond. Bon, ça arrive absolument jamais, mais bon.

Pourquoi t’essaies de saper la bonne volonté des gens? Tu veux quoi? Qu’on tire tous la gueule, que personne se parle dans la rue? Qu’on soit juste en mode robots-esclaves qui va d’un point A à un point B? Bah oui, puisqu’après tout, on peut plus discuter. De toute façon, comme on dit, on se rend compte de la valeur d’une chose que quand on en est privé. Donc laisse les gens qui aiment la vie continuer à s’adresser la parole entre eux, dans la rue s’ils le veulent et arrête tes caprices de merde. T’es une femme, pas une fillette.

  • ça leur fait grave plaisir qu’on les drague: Il n’y a pas que les mecs qui soient désespérés, semble-t-il.
    • P-S: c’est de l’humour! Je ne le pense pas! On se calme.
  • le reste, tu connais pas: Ah, donc, un contre-exemple suffit à casser une argumentation? C’est bien ce que tu dis? Vu le nombre de tes généralisations, désolé de t’apprendre que dans ce cas-là, tu as tout faux.
  • moi: Qui reprochait à Marion Seclin de dire « Moi, je » tout le temps déjà?
  • quand une meuf m’arrête dans la rue pour me faire un compliment: Et il t’est pas venu à l’idée que justement, c’est parce que tu es un mec que tu dis ça, et qu’une fille peut avoir une réaction différente? En gros, ton expérience ne signifie rien ici. Et arrête de te prendre pour le centre du monde, quoi. C’est saoulant à la longue.
  • ça arrive absolument jamais: Donc, tu reconnais que tu ne sais pas de quoi tu parles, parce que tu ne l’expérimentes pas! Mais tu peux pas faire moins crédible que ça, mec!
  • la bonne volonté: T’as toujours pas montré en quoi c’était bien de parler aux gens dans la rue. Donc ne saute pas une étape de ton raisonnement comme ça, ça la fout mal.
  • on peut plus discuter: Joke! Si tu confonds « discuter » et « draguer », il y a un problème. Une discussion, c’est une fin en soi: on peut l’apprécier pour elle-même. Là, tu en fais juste un moyen pour draguer. C’est pas toi qui te plaignais de ce genre de confusions tout à l’heure?
  • les gens qui aiment la vie: J’aime la mort! Non, sérieux, tu pouvais pas trouver autre chose? Parce que là, en termes de glissement, c’est beau: j’aborde les gens dans la rue donc j’aime la vie.
    • Tu l’aimes, tu la chantes, et puis quoi encore? T’arrêtes de faire le niais et de cueillir des coquelicots, oui?
  • s’ils le veulent: Ca fait bien 5 minutes qu’elle t’explique qu’elle ne le veut pas. Donc vous êtes d’accord en fait. Du coup, tu écoutes la dame et tu passes ton chemin la prochaine fois que tu la croises.
  • T’es une femme, pas une fillette: C’est pour ça que tu lui parles avec le champ lexical qu’on réserve aux enfants d’habitude? « Caprices », « petite pourrie-gâtée ». Mais t’es tellement pas cohérent dans ce que tu dis!

Alors, oui, effectivement, il y a des femmes qui apprécient d’être abordées dans la rue. Comme il y en a qui n’apprécient pas. On ne peut pas généraliser, dans un sens comme dans l’autre.

Et c’est bien pour ça que je parle de réduction des risques. Tu ne sais pas a priori si la femme en face de toi va apprécier ou non. Mais sachant que, oui, certaines femmes n’aiment pas être abordées dans la rue, et comme tu n’as pas de statistiques précises sur le pourcentage de population qu’elles représentent, tu réduis le risque 1) d’ennuyer quelqu’un 2) de prendre une remarque méprisante en ne l’abordant pas.

Dans le doute, n’aborde pas. Réserve-toi pour les lieux dédiés à ça. Et manque de chance, tu es toujours dans le doute devant une inconnue. Donc il vaut mieux que tu t‘abstiennes: c’est mieux pour elle et c’est mieux pour toi (pense à ton pauvre ego, pas la peine de le martyriser violemment).

Conclusion de la vidéo: “Faites ce que je dis, pas ce que je fais” (de 10:39 à 11:28)

Et voilà, les gens, c’était ma réponse à la vidéo de Marion Seclin “T’as été harcelée mais…”. Marion, je considère que c’est un sujet sérieux, donc j’ai fait l’effort de ne pas t’insulter pour que les gens puissent comprendre mon point de vue, sans pouvoir se réfugier dans le “De toute façon, tu fais qu’insulter”, qui est l’argument du débile qui souhaite ne pas comprendre.

Pour une fois, je souhaiterais que l’espace Commentaires reste à peu près respectueux et j’aimerais beaucoup que toutes les femmes qui regardent cette vidéo disent ce qu’elles pensent en commentaire.

Comme d’habitude, n’oubliez pas de dislike parce que vous ragez d’avoir rien à dire. C’était le Raptor et on se retrouve à la prochaine vidéo, tchao!

  • j’ai fait l’effort de ne pas t’insulter: T’es amnésique ou tu te fous de nous? Je te cite: « Mais elle est c*biiiip*nne, celle-là, c’est pas possible! » Si c’est pas insulter quelqu’un, ça…
  • je souhaiterais que l’espace Commentaires reste à peu près respectueux: C’est louable. J’applaudis. C’est juste dommage que pendant toute ta vidéo, tu aies été aussi irrespectueux. Faites ce que je dis, pas ce que je fais.
  • vous ragez d’avoir rien à dire: Oh, il y avait beaucoup à dire, la preuve.

Il est temps pour moi aussi de conclure. Mon cher Raptor, ne te sens pas attaqué par la vidéo de Marion Seclin. Ne t’estime pas jugé parce que tu es un homme et que tu n’y peux rien. Parce que c’est vrai, tu es un homme, et tu ne l’as pas choisi. Pas plus que tu n’as choisi de naître et d’être éduqué dans une société sexiste. Tout ça fait que oui, tu as un certain comportement. Et que ce comportement est dénoncé par certaines féministes.

Mais ne t’inquiète pas. Ce comportement, il n’est pas lié à ton essence, à ta nature, ou quoi que ce soit. Quand on vient te parler du harcèlement de rue, ce n’est pas pour te faire passer devant le tribunal. C’est pour que tu te rendes compte que ça existe et que tu fasses évoluer ton comportement en fonction, justement parce qu’on croit que tu peux le faire.

C’est dommage que tu t’énerves autant sur cette vidéo. Mais si on questionne ton comportement, ce n’est pas uniquement pour t’ennuyer. C’est parce que ça ennuie d’autres personnes.

Alors oui, on ne peut pas savoir à l’avance. Peut-être que la personne en face sera flattée d’être abordée par un inconnu qui lui fait un compliment dans la rue. ou peut-être pas. C’est pour ça que je t’ai parlé de réduire les risques: parce que c’est tout ce que nous pouvons faire. Mais c’est déjà beaucoup.

J’espère donc que la prochaine fois que tu feras une vidéo sur un sujet similaire, tu te seras vraiment renseigné sur la question d’une part, et que tu auras réfléchi à ce que ça peut impliquer parfois d’autre part.

Allez, sans rancune!

Vinteuil.

P-S: au fait, avant que tu ne t’étrangles, je te préviens: je suis un homme, je suis hétéro, je suis blanc. Et je suis d’accord avec Marion Seclin. Dommage, hein!

(1) J’excepte bien entendu le cas spécifique des trans, et je m’excuse si j’ai choqué quelqu’un.e par cette remarque. Je n’ai d’ailleurs pas abordé tous les cas de transphobie et d’homophobie dans cette vidéo, tant ça me paraissait visible et grossier.

(2) Oui, on peut être blanc et s’appeler Mohamed, c’est vrai. Mais n’oublions pas que je parle du cliché du recruteur, là.

(3) Encore une fois, cette phrase ne prend pas en compte les trans, et je m’en excuse. J’ai conscience que c’est plus compliqué que ça, mais le format ne me permet pas d’aller plus dans la précision.

(4) https://en.wikipedia.org/wiki/Lyman_Beecher?oldid=666762154

Vous trouverez ci-dessous le texte complet de la vidéo du Raptor Dissident, non découpé, si vous voulez le lire d’une traite. Je n’ai pas enlevé un seul mot (du moins je pense. S’il en manque, c’est une omission involontaire et j’en suis désolé).

“Le féminisme avant, c’était la lutte pour des avancées sociales majeures pour la femme, comme le droit de vote, c’est-à-dire le droit de donner de la légitimité aux guignols qui nous gouvernent, le droit de travailler, c’est-à-dire le droit d’être un esclave, ou encore le droit à l’avortement. Mais aujourd’hui, le féminisme s’emmerde, et c’est contagieux, parce qu’il fait chier tout le monde. Il est tombé dans la revendication systématique de tout et de rien. On s’attarde sur des détails stupides comme le fait qu’en grammaire, le masculin l’emporte, et on délire avec des pseudo-combats stupides et manipulés, qui relèvent souvent plus du caprice puéril d’enfant gâté que de la réalité, par exemple l’imposition de quotas dans le monde du travail. Dans le monde du travail, enfin que quand c’est pour des postes stylés genre au gouvernement, parce que jusqu’à preuve du contraire, personne n’est jamais venu faire chier lorsqu’il s’agit d’être un caissier de merde à Lidl ou de venir réparer mes chiottes, hein, faut l’savoir.

La nouvelle féministe est souvent une petite bourgeoise qui nous fait son petit caprice comme on a une poussée d’acné et qui est tellement persuadée qu’elle est au centre du monde qu’elle oublie que la majorité des problèmes dont elle parle touchent en fait tout autant sa p’tite gueule que la communauté masculine. ce qui fait qu’en l’entendant parler, on se demande souvent si elle n’est pas complètement idiote, ignorante ou simplement hystérique. Parfait exemple de cette vision borgne des choses, la vidéo “T’as été harcelée, mais” de Marion Seclin, qui nous prouve, comme je vais vous le montrer qu’il est complètement stupide et égoïste de considérer des problèmes comme le harcèlement de rue comme étant unisexes.

Je suis le Raptor et vous regardez “Expliquez-moi cette merde”.

Alors d’emblée, j’ai pas encore regardé la vidéo qu’j’sais à peu près à quelle saloperie j’ai affaire. Déjà, c’est du madmoizelle.com. Donc, pour ceux qui connaissent pas, rapidement, c’est une sorte de regroupement de chialeuses, parfois mythomanes, souvent paranos, qui s’inventent des vies, comme quoi on les drague à tout bout de champ dans les rues, alors qu’à part les blédards en chien, et les alcooliques dans le caniveau, personne sur cette planète leur a jamais adressé la parole, et encore moins pour les draguer. Parce que bon, passé le fait que la plupart soient absolument pas attirantes, que tout le monde a remarqué sauf elles, vu que comme toutes les meufs elles passent leur temps à s’entre-sucer sur les forums et les réseaux sociaux, à base de “t’es trop belle, ma chérie”, alors qu’en vrai, elles ressemblent à un doigt de pied, bah, tu te rends compte, au bout de deux minutes de conversation avec elles, qu’elles sont ultra pète-couilles, et si tu es un homme normalement constitué, ton instinct primitif va être de gentiment lui dire d’aller se faire foutre, soit de punir son insolence en lui ébouriffant d’une claque humiliante ses cheveux mal coiffés, dans une vaine tentative de la faire redescendre sur terre.

Enfin, je dis bien un homme normalement constitué, pas un type louche en recherche d’identité qui a abandonné son honneur et sa virilité pour se teindre les cheveux en rose et faire des vlogs sur l’eau du robinet.

Vous l’aurez compris, en regardant la vidéo, j’avais déjà une bonne idée de ce qui m’attendait. Et ça n’a pas loupé: 7:36 de pleurnichage et de comédie. Oui, de comédie, parce qu’en plus, elle essaie d’être drôle.

Marion Seclin: “Ce que je déteste vraiment dans la rue, c’est quand il pleut”.

Rire.

Marion Seclin: “Le lobby le plus puissant depuis le lobby Pokémon”.

Rire bis.

Donc Marion nous explique dans sa vidéo que les femmes, enfin…

Marion Seclin: “Majoritairement les femmes”

Sont harcelées dans la rue par des individus masculins, enfin…

Marion Seclin: “majoritairement masculins”.

Hein, histoire de pas trop généraliser, mais quand même. Donc, comme je disais tout à l’heure, on a affaire à une vision borgne de la réalité, en considérant que le harcèlement de rue touche uniquement les femmes. Bon, inutile de préciser que c’est de la connerie immense, parce que oui, c’est vrai que les femmes se font souvent emmerder dans la rue, même en général, que ce soit par des gros lourds qui se prennent par des caïds de cité, par des gros pervers qui ont besoin de se faire casser la gueule, par de vrais hommes s’il en reste. Mais ne vous inquiétez pas les filles, c’est exactement les mêmes qui viennent nous racketter notre téléphone de babtou et notre PSP, quand on rentre tranquillement pour le goûter, et qui nous bollossent quand on fait l’erreur de prendre le métro après 22h. Certaines se font mater et violer, d’autres se font casser la gueule et voler: vous inquiétez pas, niveau humiliation, on est tous sur une base à peu près égale.

Mais le gros problème dans cette vidéo, c’est que Marion Seclin va apparenter la drague de rue à du harcèlement, en utilisant des comparaisons illégitimes et des raccourcis douteux qu’on va bien analyser, pour détruire une bonne fois pour toutes cette argumentation bancale qui essaie de vous tromper, que vous soyez une femme ou un homme.

Marion Seclin: “Et je vous ai demandé sur Tweeter les phrases les plus what the fuck que vous avez entendues sur le harcèlement de rue, avec le hashtag #tasétéharceléemais.”

Donc Marion commence par demander l’avis des meufs sur Tweeter. Enfin, l’avis des meufs qui la suivent sur Tweeter. Donc déjà, on sent qu’on va se taper l’avis de toutes les merdes frustrées de la vie, qui compensent en étant agressives sur Tweeter. et ça y est, la confusion commence.

Marion Seclin: “Et comme d’habitude, j’ai eu droit à des perlouzes, oh là là”.

Certains tweets font allusion à une demande de numéro, donc sûrement à de la drague. D’autres font allusion à des mecs bourrés, donc à du connard de première espèce. Autant dire qu’on comprend direct à qui on a affaire, le sujet c’est un bordel complet, on sait même pas de quoi on parle, mais en mettant tout ça plus ou moins dans le même panier par pure fainéantise intellectuelle, on arrive à ça: une vidéo de merde, qui essaie de culpabiliser les rares hommes qui ont les couilles d’aller parler à des meufs dans la rue, en les mettant au même niveau que Jean-Racaille, qui lui est un harceleur, mais surtout globalement, et j’lai dit tout à l’heure, un fils de pute. Parce que oui, trouver les mots et aller voir une meuf qu’on trouve dard dans la rue, c’est pas à la portée de premier connard. On a tous, mec comme meuf, déjà eu envie d’aller parler à quelqu’un qu’on a repéré dans la rue: mais combien ici ont eu les couilles d’y aller?

Eh oui, la drague de rue, c’est pas un truc à montrer honteusement. C’est limite un truc héroïque. Faut saluer le courage, putain.

Marion Seclin: “Donc aller faire du rentre-dedans de but en blanc à une personne, ou avoir des propos déplacés ou sexuels… Et puis, c’est pas à toi de décider où et quand tu fais un compliment à une inconnue.”

Ah ouais, maintenant, en plus, elle ne fait même plus la distinction entre des allusions sexuelles et des compliments. Mais c’est vraiment n’importe quoi. Voilà. Quand on veut traiter un sujet sérieusement, commence par en définir les limites, putain. C’est la base, sinon forcément ça donne une soupe d’arguments dégueulasses comme ça. T’es allée à l’école un jour, avant de faire tes études d’acting ou quoi?

Marion Seclin: “Regarde, moi, par exemple, j’aime pas les sarouels. Bon, si je vois quelqu’un dans la rue qui porte un sarouel, je le laisse tranquille. Je vais pas aller donner mon avis à cette personne”.

Non, mais c’est quoi le rapport avec ton sarouel de clocharde? On n’en a rien à foutre, si tu parles de drague, c’est un compliment que tu fais, pas une critique. Ça a rien à voir putain, tu vas pas aller voir quelqu’un en lui disant “Salut t’es moche”, non? Sois pas conne, merde. T’as aucun fil conducteur dans tes idées là, ça part à droite, à gauche, tu sors tout et n’importe quoi, ça a aucun foutu sens, bordel.

Marion Seclin: “Quand une femme marche dans la rue seule ou avec d’autres femmes, son corps n’appartient pas à ceux qui peuvent le voir. Son corps reste son corps.”

Ah, celui-là, je l’attendais. Le fameux argument “Mon corps m’appartient, j’en fais ce que je veux” qu’on ressort à toutes les sauces, dès qu’on sait plus quoi dire, un peu comme “C’est bon, j’fais c’que j’veux, t’es pas ma mère, ok?”. Sauf que là, bah, c’est complètement raté parce qu’il y a mais alors, aucun rapport. Te faire un compliment, c’est te voler ton corps? Mais tu veux une salade de phalanges ou quoi?

Putain, mais les féministes, va falloir arrêter de répéter “Mon corps m’appartient” comme des connes sans réfléchir au contexte, bordel. Vous voulez qu’on vous prenne au sérieux un jour ou merde?

Marion Seclin: “Les femmes ont commencé à trouver ça relou de ne pas pouvoir se déplacer d’un point A à un point B sans qu’on l’interrompe”

Ah, alors ça, c’est super intéressant, voyez-vous. Ça soulève la question: pourquoi on sort, qu’est-ce qu’on fout dehors? Alors, selon Marion, sortir dehors, c’est juste un moyen, c’est-à-dire qu’on a un objectif en tête: se rendre quelque part, aller au boulot, faire les courses, etc. Du coup, là, en effet, on se déplace d’un point A à un point B. Mais là encore, elle fait aucune nuance, et donc raconte encore une fois de la grosse merde, parce que sortir dehors, ça peut être aussi une fin en soi. Qui n’a jamais dit à un pote “Vas-y, viens, on sort”, “Viens, on bouge en ville”? Et sur cette proposition de gros galérien qui, faut l’avouer, sauve quand même pas mal quand on se fait bien chier et qu’on en a ras le cul de voir de la merde à la télé, qu’on s’est fait banner son compte LoL pour insultes à répétition, ou qu’on ne supporte plus de voir des débiles qui se filment en train de manger du piment sur YouTube. Ouais, on est d’accord, tout le monde l’a déjà dit. Donc casse pas les couilles avec ton point A et ton point B de merde. Hein, c’est vérifiable, il n’y a qu’à voir à Toulouse, dehors, c’est rempli non-stop d’étudiants qui sèchent les cours et d’autres gens, on sait pas trop ce qu’ils foutent dans la vie, et là, on voit rapidement qui va d’un point A à un point B et qui est un fils de pute de chômeur d’escroc. Allez hop, écoutons la suite.

Marion Seclin: “T’as été harcelée, mais… t’as vu aussi comment t’étais habillée?”

Oui, alors ça, c’est le petit passage classique pour crédibiliser ta vidéo, et c’est le seul point où je suis d’accord avec toi: les gens qui disent ça sont clairement des débiles. Mais, et parce qu’il y a un “mais”, je soupçonne quand même fortement plus de la moitié des tweets que t’as reçu d’être des gros fake. On connaît les mythomanes qui cherchent à faire les intéressantes. Sur Internet, les mythos sont décuplés. C’est vérifiable, il n’y a qu’à voir les forums JVC où tout le monde a une bite de 32 cm, 40K de salaire mensuel tout en étant mannequin chez Calvin Klein pour s’en rendre compte. Et quand je vois que Black Chibre a tweeté, hein, tu me permettras d’émettre quelques doutes sur la véracité de ces histoires.

Marion Seclin: “Donc au lieu de s’en prendre aux victimes, pourquoi on s’en prendrait pas à… attends, je dis ce qui me passe par la tête… aux agresseurs?”

Bon, on va pas revenir là-dessus, encore une fois, on confond “faire un compliment” et maintenant “être un agresseur”. Donc maintenant, ça fait un moment qu’on avait compris que c’était le bordel dans ta tête. Ça balançait des idées en veux-tu, en voilà, le sujet est pas défini, c’est vraiment la merde. Et j’peux t’assurer que si ça avait été mis à l’écrit et rendu à un prof de français, il t’aurait dit pareil en te mettant 2. Et puis il se serait rappelé que t’es une meuf et il t’aurait mis 14. J’vais pas lancer le débat, mais les meufs favorisées à l’école, on connaît l’histoire, personne n’en parle, moi j’en parle, niquez vos mères. Connards de profs de français, va.

Marion Seclin: “Si toi dans ma situation, ça t’aurait pas dérangé, grand bien t’en fasse. Mais le fait est que moi, je me suis sentie harcelée. Moi, je, moi, je, moi, moi. Tu les déranges. Moi. Les. Moi. Les. Je”

“Caméo”: “Alors, vous l’avez?”

Vous avez compris, le coup classique. Quand elle est en difficulté, elle revient à “C’est mon avis à moi”, mais quand elle attaque, elle généralise à l’avis de tout le monde. Marion, enfin, c’est grossier comme argumentation, on vaut mieux que ça, s’te-plaît.

Marion Seclin: “Ouais, mais si on peut plus draguer dans la rue, on peut draguer où? Pas dans la rue. Sache qu’à chaque fois que tu veux parler à une fille ou à un groupe de filles pour rentrer dans un rapport de séduction, tu risques très très très fortement de les importuner.”

Mais je t’importune de quoi, putain? Arrête un peu, si t’en as marre au bout de deux secondes, tu l’envoies chier, le mec, comme vous savez très bien le faire, putain, stop de jouer les victimes là. ‘Tain, le mec arrive, balance un “Euh, salut, ça va?” et pauvre de toi, ça t’importune. Bah, devine quoi, ton caprice de merde, on en a rien à foutre. Moi, dans la rue, tu me casses les couilles à pas t’écarter du putain de trottoir alors que j’ai trois fois ton tour d’épaules, mais ça veut pas dire que je vais commencer à faire un putain d’hashtag de merde #TuTesFaitUneLuxationDeLépauleMais… Putain!

Marion Seclin: “Il existe plein de lieux où adresser la parole à quelqu’un…”

Ah, parce qu’on a besoin d’un lieu pour parler aussi maintenant. Tu te crois à la bibliothèque aussi, non?

Marion Seclin: “Adresser la parole à quelqu’un et entrer dans un rapport de séduction ne sera pas pris comme une intrusion… Mais pas la rue”

Ah ouais? Bah, genre où alors? Genre sur Happn, c’est ça? Oh oui, Tinder, tout ça, c’est un bon endroit, ça. Allez, c’est parti, on télécharge tous Happn comme des gros cassos parce qu’on a pas les couilles de le faire dans la vraie vie, c’est ça? Ah, là, c’est plus du harcèlement, ah, là, d’un coup, c’est légitime. On n’interrompt pas madame pendant qu’elle fait sa balade de chômeuse d’un point A à un point B. Ou alors on attend de te retrouver à une de tes soirées privées de bourgeoise, c’est ça? Et encore, on sait jamais, peut-être qu’on va t’interrompre pendant que tu te bourres la gueule comme une dépravée, parce qu’après tout, c’est ton “corps”. Tu t’es pas dit qu’au moins dans la rue, il y avait pas de séparation sociale? Tu t’es pas dit que Jean-Fabien, Abdel et Boubacar, les beaux gosses du 9-3, bah, ils iront jamais de leur vie dans ta soirée privée de merde dans un 100m² intra-muros. Non, il y a des endroits pour ça, voyons!

C’est pas la peine d’essayer de nuancer tes propos à la fin de ta propagande, là.

Marion Seclin: “Alors oui, il existe une vraie différence entre harcèlement de rue et drague de rue”

Putain, au bout de 5 minutes, tu finis par lâcher ça tranquille, comme ça, pas comme si ça remettait en cause ta putain d’argumentation foireuse et confuse que t’as depuis le début, hein. Tu te fous vraiment de notre gueule.

Marion Seclin: “La rue, c’est pas là où on pécho, c’est pas là où on s’fait des copains. Parfois, ça arrive, mais ça vient d’un consentement mutuel”

Ah oui, d’un consentement mutuel! Non, mais, c’est pas possible, tu vis sur une autre planète. Et on fait comment pour arriver à un consentement mutuel si on se parle pas, putain?

Mais elle est c*biiiip*nne, celle-là, c’est pas possible! Tu veux boire des pommes, c’est ça qu’tu veux? J’tai dit, c’est pas la peine de nuancer tes propos si t’as rien pour appuyer ce que tu dis, merde. Un consentement mutuel! Et elle y croit, elle y croit, cette *biiiiip*, et elle est persuadée.

Marion Seclin: “Et si t’y vas quand même, et qu’elle t’envoie chier… dis-toi que j’te l’avais bien dit”.

Nan, mais en plus, maintenant, t’essaies de nous décourager, quoi. Mais t’as pas compris qu’on a déjà pas les couilles d’y aller ou quoi? Il y a déjà pas un mec sur mille qui y va. Alors commence pas à écraser le peu de burnes qui nous reste, putain: c’est quand on voit ce genre de conneries qu’on se rend compte qu’on a pas tous les mêmes problèmes, hein. Faut vraiment être une petite pourrie-gâtée pour cracher dans la soupe et venir chialer parce qu’on t’a fait un compliment dans la rue.

Tu t’es jamais dit qu’il y a des meufs, ça leur fait grave plaisir qu’on les drague?

Nicolas Dolteau: “Qu’est-ce que tu penses de ce que je viens de faire?”

Interviewée 1: “Bah, c’est assez inhabituel, mais euh…”

Nicolas Dolteau: “Ça veut dire, ça t’arrive pas souvent?”

Interviewée 1: “Nan”

Interviewée 2: “Bah, c’est paradoxal, c’est flatteur”

Interviewée 3: “J’ai trouvé ça sympathique”

Bah non, parce que toi, à part ton petit avis de merde que tu partages avec tes potes complexés, le reste, tu connais pas. ‘Tain, mais moi, quand une meuf m’arrête dans la rue pour me faire un compliment, je suis à fond. Bon, ça arrive absolument jamais, mais bon.

Pourquoi t’essaies de saper la bonne volonté des gens? Tu veux quoi? Qu’on tire tous la gueule, que personne se parle dans la rue? Qu’on soit juste en mode robots-esclaves qui va d’un point A à un point B? Bah oui, puisqu’après tout, on peut plus discuter. De toute façon, comme on dit, on se rend compte de la valeur d’une chose que quand on en est privé. Donc laisse les gens qui aiment la vie continuer à s’adresser la parole entre eux, dans la rue s’ils le veulent et arrête tes caprices de merde. T’es une femme, pas une fillette.

Et voilà, les gens, c’était ma réponse à la vidéo de Marion Seclin “T’as été harcelée mais…”. Marion, je considère que c’est un sujet sérieux, donc j’ai fait l’effort de ne pas t’insulter pour que les gens puissent comprendre mon point de vue, sans pouvoir se réfugier dans le “De toute façon, tu fais qu’insulter”, qui est l’argument du débile qui souhaite ne pas comprendre.

Pour une fois, je souhaiterais que l’espace Commentaires reste à peu près respectueux et j’aimerais beaucoup que toutes les femmes qui regardent cette vidéo disent ce qu’elles pensent en commentaire.

Comme d’habitude, n’oubliez pas de dislike parce que vous ragez d’avoir rien à dire. C’était le Raptor et on se retrouve à la prochaine vidéo, tchao!”