Vaste question, qui peut allécher comme détourner. J’ai conscience de l’aspect un peu facile – ou provocateur, au choix – d’un tel titre. Mettons donc tout de suite les choses au clair : il ne s’agit en aucun cas de prodiguer ici des conseils pour pouvoir écrire ou des techniques d’écriture. Pas plus que je n’entends aborder la question de la page blanche, sujet amplement traité par ailleurs (cela dit, d’un certain côté, j’entends en effet parler de la question de la motivation ici, mais sous un angle spécifique).
Pour autant, il me semble bien que ce titre ne pouvait pas être différent, car il pose, de façon brute (mais pas dégagée de toute connotation annexe), la question que je me pose trop régulièrement. Ce « Comment écrire ? » sous-tend d’autres questions : « Puis-je écrire ? », « Suis-je capable d’écrire ? », « Suis-je légitime à écrire ? » et « Qu’est-ce qui me motive à écrire ? ». On le comprend, finalement, se pose la question de ma capacité à écrire.
Bien entendu, il faut prendre cette question de la « capacité » dans une acception particulière. Il ne s’agit pas de la capacité à écrire au sens de l’analphabétisme ou de l’illettrisme : concrètement, je peux tracer les lettres, écrire les mots, décliner les phrases. « Capacité » est à prendre ici dans un sens beaucoup plus, si j’ose dire, psychologique.
(Je me permets un petit aparté : ce texte comporte énormément de notes de bas de page. Je ne peux qu’inciter à les lire, car elles me semblent indispensables pour bien appréhender l’article – je les ai mises à la fin pour ne pas noyer la trame principale sous les remarques et les digressions, mais ça ne signifie pas que je les trouve inutiles, bien au contraire[1])
Quelles motivations pour écrire ?
Comme une partie des lecteurs et lectrices[2], ma vie entière a été irriguée par la littérature et par les essais. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours lu : des BD et des romans d’abord lorsque j’étais enfant, puis j’y ai adjoint à l’adolescence des mangas et des livres de philosophie, et à l’âge adulte des essais en sciences humaines et sociales[3].
Ajoutons à cela, même si je ne le mettrais pas sur le même plan, les SMS et le temps passé sur Internet : les forums, les blogs, puis les réseaux sociaux. C’est aussi de la lecture, et j’y ai passé beaucoup de temps. Bref, j’ai l’impression d’avoir passé ma vie à lire, et ce n’est probablement pas tout à fait faux (et à regarder des vidéos aussi, peut-être, soit).
Sans grande surprise (parce que ce n’est pas réellement une expérience originale, ne nous leurrons pas), tout cela a marqué mon imaginaire. A dix ans, je voulais être romancier, à seize ans, philosophe, à vingt ans, je voulais écrire des essais, à vingt-quatre ans, je voulais entrer en thèse.
Je vais avoir trente ans et je n’ai rien fait de tout ça. Il a fallu faire des études « qui ouvraient les portes », avoir un métier « profitable » et in fine, passer beaucoup de temps sur des choses auxquelles je ne donnais pas tant d’importance que ça, comparé à l’écriture[4].
Je ne dis pas que je n’ai rien écrit du tout. J’ai fait des articles de blog, j’ai écrit des vidéos, j’ai pondu plusieurs projets de thèse (infructueux), j’ai même rédigé un premier jet de roman il y a quelques années (jamais retravaillé) et publié dans un ouvrage collectif (dans un cadre professionnel). Mais finalement, si je compare à ce que j’aurais voulu faire, et à la place que ça tenait (et tient toujours) dans mon imaginaire, c’est trop peu, de mon point de vue[5].
Plus récemment (enfin, à vrai dire, il s’agit d’une logique dispersée sur ces dernières années, mais je me permets d’introduire une temporalité dans la narration, pour artificielle qu’elle soit), ayant disposé de plus de temps, je me suis dit que j’allais enfin me mettre réellement à écrire. A écrire des textes longs. A essayer de rédiger un roman, par exemple. Ou un essai. Mais il m’a bien fallu me confronter à un constat : je ne parviens pas à rédiger.
Je n’en veux pour preuve que ce blog : un article tous les ans et demi ou deux ans, ce n’est à mes yeux pas suffisant. Ça ne peut pas l’être. Et là, un doute terrible s’est insinué en moi : « Suis-je vraiment capable d’écrire ? ».
On pourrait me dire : « Voilà qui n’est pas bien grave, ce n’est pas réellement un doute terrible ». Cela se discute : on parle d’une croyance qui m’a guidé pendant une bonne vingtaine d’années, tout de même. Cette croyance, qu’un jour, je serais écrivain (ce qui ne signifie pas particulièrement en vivre, d’ailleurs – en revanche, être reconnu en tant que tel, voilà qui peut m’intéresser), j’en ai toujours été pénétré au plus profond de moi. Le temps qui passait n’était qu’une distraction : un jour, je commencerais réellement ma vie, et j’écrirais.
Or, il a bien fallu constater (plus ou moins) récemment que je ne parvenais pas à écrire. J’ai beau avoir tout dans ma tête[6], avoir envie a priori d’écrire, je ne parviens pas à m’asseoir devant mon ordi et à taper. Le pire, c’est que je sais très bien que je ressens du plaisir lors du processus d’écriture : je me sens productif, je me sens vivant[7] (je dois avouer qu’il est tentant de développer ici sur la volonté de puissance nietzschéenne, mais il faut savoir s’éviter certaines facilités – plus sérieusement, développer là-dessus poserait précisément un problème que nous allons voir dans la suite de ce texte). Malgré tout, tout ça ne suffit visiblement pas. La question se pose dès lors : « Quelle est ma motivation à écrire ? ». Une certitude d’un avenir potentiel suffit-elle ? Le plaisir suffit-il ? L’envie d’être reconnu suffit-elle[8] ? Bref, pourquoi écrire ?
Évidemment, être confronté à la remise en cause de cette profonde certitude ne pouvait que poser des soucis. Passons sur les questions de santé mentale, les phases de déprime, et ainsi de suite, et voyons ce qu’il est possible de faire dans un cas comme celui-là. Il me semble que deux solutions sont possibles : soit travailler à créer de nouvelles certitudes sur ce que doit être ma vie[9], soit travailler à réaliser cette certitude.
A vrai dire, je n’ai encore tranché pour aucune de ces solutions. Ce qui me fait demeurer dans un entre-deux peu agréable : comme souvent, avoir conscience d’une situation ne signifie pas avoir intériorisé les logiques de cette situation, et donc ne pas disposer réellement des moyens et de la motivation pour en sortir. Mais il faut reconnaître qu’il n’est pas inutile d’établir le constat dans un premier temps[10].
Je ne résoudrai probablement pas la question de la certitude (et de la direction de ma vie) dans cet article (ce serait trop beau !). En revanche, j’ai envie d’aborder ici quelques questions liées à ma difficulté d’écrire et par extension de mon rapport à l’écriture : quant à savoir si ça peut être utile au lecteur perdu ou à la lectrice égarée, ça, c’est une autre question…
Comment s’autoriser à écrire ?
J’aurais pu me renseigner sur la motivation en psychologie, et en faire tout un exposé ici, en me demandant ce qu’il me fallait retenir ou non. Je ne l’ai pas fait. Et, surtout, j’ai choisi de ne pas le faire, car cela aurait représenté pour moi une solution de facilité. Pourquoi ? Tout simplement car se réfugier dans les théories scientifiques ou philosophiques pour tenter de mieux me mettre à distance m’est devenu assez naturel au fil des années. Or, j’ai envie aujourd’hui d’autre chose : d’une interrogation qui, précisément, ne me met plus à distance. J’y perds sans doute en véracité, mais j’espère y gagner en pertinence, bien que je ne puisse pas en être sûr[11].
Qu’est-ce qui est en jeu, dans cette incapacité à écrire ? Il me semble qu’il y a au moins deux choses (sans doute plus, mais je ne parviens pas à les identifier). La première est la peur : ne pas écrire, c’est aussi ne pas devoir affronter le fait que, peut-être, je n’ai aucun talent[12], que ce que je dis ne peut intéresser personne, que je (me ?) fais finalement plus de mal que de bien en publiant[13]. Il ne faut pas sous-estimer cet aspect-là : la peur, même si elle n’est pas toujours exprimée, demeure en arrière-plan. Ou du moins, j’en ai l’impression. Et en même temps, j’hésite à dire qu’il s’agit là de l’explication principale, car il ne me semble pas que c’est le ressenti le plus fort que j’ai lorsque je pense à l’écriture. Le problème étant que c’est celle qui me semble le plus probable. Alors, est-ce une rationalisation pour éviter d’appréhender une autre explication ? Au contraire, est-ce que j’essaie de me dire que ce n’est pas l’explication principale pour ne pas m’avouer que j’ai peur ? Je ne saurais dire. A moins que je ne confonde la peur avec l’anxiété, et que, ne ressentant pas nécessairement de l’anxiété là-dessus, je me dise qu’en fait, ce n’est pas de la peur. Ou alors, cette peur serait au contraire bien plus profonde que ce que je veux admettre, ce qui fait que je la dissimule du mieux que je peux, car elle consisterait alors à ne pas être à la hauteur de l’image que j’ai de moi, image qui m’a aidé à me construire ainsi. Autant de questions impossibles à trancher définitivement, je suppose.
La deuxième chose est la légitimité. Peut-être que je ne parviens pas à écrire car je ne m’estime pas légitime à écrire. C’est là l’inconvénient d’être irrigué par la littérature : comment, après tant de grands auteurs, tant de grandes autrices, s’estimer capable d’apporter quelque chose ? J’ai tendance à considérer que Proust a atteint l’apogée du roman : comment écrire après ça ?[14] Et encore, je ne parle là que de personnes mortes. Mais je suis en plus entouré d’amis et d’amies que j’estime tellement plus talentueux et talentueuses que moi, qui peuvent écrire ce que je serais incapable d’écrire en cent ans. Comment ne pas sombrer lentement dans un complexe d’infériorité vis-à-vis d’elles et eux[15] ?
Autrement dit, si l’on suit cette idée de la légitimité, je ne m’autoriserais pas à écrire. Or, qui d’autre que moi peut me donner cette autorisation ? Enfin, c’est plus complexe que ça. Parce que, techniquement, je sais bien que j’écrirais pour une œuvre de commande (ou une œuvre inscrite dans un cadre extérieur contraignant – pourquoi croyez-vous que j’ai autant essayé de m’inscrire en thèse[16] ?) : sauf qu’il est rare qu’on fasse une œuvre de commande à quelqu’un qui n’a pas produit avant, ce qui nous donne un cercle vicieux.
Mais disons qu’en ce qui concerne un texte que je veux écrire moi-même, sans qu’il y ait d’obligation, ou même de motivation extérieure[17] à ça, la question générale de l’autorisation me semble juste. Ou au moins, elle doit planer quelque part en arrière-plan.
Je ne suis à vrai dire pas certain que l’on puisse se donner explicitement ce genre d’autorisation. Comme je ne suis pas sûr que cette autorisation soit définitive : peut-être que celle que je me donne aujourd’hui pour écrire ce texte ne sera plus valable demain quand je voudrai attaquer l’écriture d’autre chose. A moins qu’en ne posant ces mots sur le papier, je n’ai un quelconque déclic psychologique qui m’accorde précisément cette autorisation. A vrai dire, il me semble que la vérité oscille entre ces deux pôles : il est probable que j’arrive à écrire ce texte car j’ai déjà évolué psychologiquement, rendant ainsi l’écriture atteignable. Je n’entends pas là sous-entendre une certaine prédétermination, ou un kairos provenant de l’extérieur : j’y vois plutôt là les résultats d’un travail de long terme entamé sur ma santé mentale, et qui porte ses fruits (sans être fini pour autant).
Enfin, je me suis aperçu qu’une des choses qui me bloquait, dans cette autorisation que je ne parviens pas à me donner (ou pas toujours, ou rarement), c’est mon rapport au positionnement de mon discours. En particulier à la dichotomie entre discours objectivé et discours personnel, et à l’utilisation du « je » : c’est ce que nous allons explorer maintenant.
La difficulté d’écrire au « je »
Vous l’aurez remarqué, j’utilise le « je » depuis le début de cet article. Il faut savoir qu’il s’agit là d’un effort pour moi : cela ne me vient pas naturellement, je suis obligé de faire attention, de me reprendre, de réécrire, pour que ce « je » émerge. En temps normal, le terme qui me vient beaucoup plus spontanément est le « nous » (et il suffit de lire mes autres articles ici pour s’en apercevoir).
Il faut tout de même comprendre quel est ce « nous ». Il ne s’agit évidemment pas d’un « nous » de majesté, ce qui serait un brin prétentieux. C’est censé être, à l’inverse, un « nous » de modestie, comme on dit. Cela dit, si je reprends l’expression communément admise, je ne peux que douter de la pertinence du terme « modestie ».
Certes, c’est un terme flatteur, et je ne suis donc pas surpris qu’il ait été conservé pour désigner cet usage du « nous »[18] – usage qui est réparti différemment selon les sphères et les milieux, comme nous le verrons ensuite à propos des normes de la recherche. Ce « nous » permettrait en effet d’affaiblir l’ego de l’auteur ou de l’autrice, de ne pas se mettre en avant, de rappeler qu’il s’agit d’un travail collectif et ainsi de suite.
Mais, honnêtement, le recours à ce « nous » crée plusieurs illusions : l’illusion de la neutralité, l’illusion de l’objectivité, l’illusion de la connivence, l’illusion du collectif, l’illusion de la distance. Il permet de se dissimuler derrière son texte, de laisser penser que les paroles écrites peuvent être totalement dissociées de l’auteur ou de l’autrice. Par ailleurs, pour quelques réflexions intéressantes sur ce « nous » dans le cadre précis de la recherche, je ne peux que vous conseiller cet article.
Or, à l’heure actuelle, je questionne l’utilisation de ce « nous » : puis-je en effet vraiment prétendre à cette distance ? Et cette distance, qui est aussi une protection, une manière de ne pas s’engager trop personnellement dans mon texte, n’est-elle pas précisément un des freins à mon écriture ? C’est pourquoi j’aimerais, au moins pour un temps (qui sera peut-être limité à cet article), tenter de passer au « je ».
Remarquons que, dans mon article précédent, j’ai essayé de trouver un équilibre dans l’utilisation du « je » et du « nous » en considérant que le « nous » englobait à la fois l’auteur (votre serviteur, donc) et les lecteurs et lectrices. D’un certain côté, il ne s’agit cependant là que d’un subterfuge facile – mais difficile à éliminer, car il me semble improbable de réussir à me débarrasser entièrement du « nous » dans l’écriture.
Ce « je » m’ouvre aussi de nouvelles perspectives d’écriture. Ainsi, c’est son utilisation dans mon dernier article (dans un autre contexte et pour suivre d’autres buts, il est vrai) qui me permet probablement de l’utiliser aujourd’hui dans cet article, alors même que je le manipule d’une façon bien différente, ce que je n’avais pas prévu de faire initialement.
Cela dit, un retour en arrière est toujours possible. J’ai utilisé le « je » dans un autre article en 2016, ça ne m’a pas empêché de revenir ensuite au « nous », plus protecteur.
J’insiste sur cette idée de protection, car l’utilisation du « je » pose de nouvelles questions. La première est liée au fait de se mettre en avant. Il convient évidemment de faire attention avec cette idée : je ne veux pas « me mettre en avant » par vanité[19]. Le passage au « je » ne se réduit pas à un simple changement de pronom, une simple astuce syntaxique. J’entends bien l’accompagner d’un certain dévoilement de ma vie, de ce que je pense, de ce que je suis. Bref, il s’agit là d’une exposition supplémentaire et, pour tout dire, de l’acceptation d’une vulnérabilité additionnelle.
Or, cette vulnérabilité potentielle me semble exacerbée dans le cadre de l’utilisation du « je », ce qui explique certaines réticences liées à son usage. Pourquoi ? Car la question de la vulnérabilité est intimement liée à la peur. Outre les aspects psychologiques et sociaux classiques expliquant cette peur de la vulnérabilité (dont, on peut s’en douter, la sociabilisation masculine), et sur lesquels je ne m’attarderai pas, il me semble que mon expérience d’Internet a sensiblement influencé ma manière d’écrire.
L’historique de ma pratique d’écriture
J’ai découvert Internet dans les années 2000 – et vu l’accélération[20] du temps sur le net, je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne connaissent clairement pas[21]. J’étais ado alors, et ça conduisait à quelques découvertes et autres égarements.
Si je ne jouais pas à WoW, j’ai en revanche, comme beaucoup de gens de mon âge, eu un Skyblog à l’époque[22]. Et j’ai vu Skyblog se vider en six mois, en 2007-2008, quand Facebook a commencé à avoir du succès. Oui, je parle d’un temps où Facebook était hype pour les ados : c’est dire si ça remonte à loin. Et à vrai dire, où c’était très compliqué de ne pas être sur Facebook sans être vu comme une personne marginale[23]. Sous ces deux augures, on se doute que mon rapport à Internet passait a priori par une certaine exhibition du « je » : l’expérience commune de mon âge était de parler de soi en ligne. Et ce n’était probablement pas une mauvaise chose – après tout, ce n’est pas plus absurde que beaucoup d’autres activités.
Par ailleurs, à cet âge-là, j’ai passé beaucoup de temps sur des forums en ligne, et c’était une part importante de ma sociabilité de l’époque[24]. Là encore, le « je » était prédominant, dans la manière d’aborder l’écriture dans ce cadre – il faut dire que je ne trainais pas sur les forums de jeux de rôle ou de fanfiction, ça aurait peut-être fortement modifié mon rapport à l’écriture, qui sait ? Je sais aussi, a posteriori, que j’ai eu de la chance d’atterrir sur les forums où j’étais. J’aurais aussi bien pu finir sur le 15-18, y trouver une communauté, je ne dirai pas « accueillante », parce que ce n’est pas le cas, mais dans laquelle j’aurais pu me faire une place, en intégrant petit à petit leur façon de penser[25]. Les déviations biographiques sont toujours possibles.
La possibilité du « je » était renforcée par le très confortable anonymat/pseudonymat d’Internet, qui permet de se créer et de se recréer, de changer son image comme on l’entend, ou d’être reconnu pour ce qu’on veut. Cela dit, cela pose la question de la présence du « je » : le « je » derrière tel ou tel pseudo, qui met en avant certains intérêts et pas d’autres, est-il le vrai « je » qui est censé me caractériser ? Enigme insondable. Cela dit, encore aujourd’hui, j’aime continuer à empiler les pseudos différents en ligne.
Mon approche de l’écriture publique commençait donc sous le signe du « je ». Cependant, il faut tout de même rappeler les discours existant sur la présence en ligne dans les années 2000[26] : les injonctions à la prudence, à ne pas trop exposer sa tête, à faire attention aux prédateurs potentiels (jusqu’à l’absurde, parfois. Il ne s’agit pas de dire que c’était toujours faux, mais inversement, peut-être que toutes les rencontres numériques n’étaient pas des pièges odieux). Bref, l’exposition du « je » était altérée par certaines angoisses.
Cela étant, je pense que ce qui m’a définitivement conduit à ne plus être capable d’utiliser le « je » dans mon écriture (surtout l’écriture publique, en ligne, mais finalement, je pense que ça a aussi débordé sur mes autres façons d’écrire), c’est la découverte du militantisme en ligne.
Remarquons que je ne renie pas tout ce que ce militantisme m’a apporté : une politisation, de nouvelles connaissances, de nouvelles rencontres, d’autres réflexions sur moi-même. Pour autant, on le sait, ce militantisme est aussi violent[27] : il faut faire attention à ce que l’on dit, sous peine de sanctions rapides et visibles. Si cela ne présente pas que des inconvénients (en particulier pour gérer les gens comme moi, qui ont de façon générale tendance à prendre beaucoup trop de place dans les conversations[28]), il faut aussi reconnaître que ça crée des relations pyramidales, où seules certaines personnes arrivent à parler, en maîtrisant le bon vocabulaire, tandis que plein d’autres n’arrivent plus à parler, paralysées par la peur de se faire insulter/exclure/harceler[29].
En fait, si je devais résumer, je pense que ce que le militantisme en ligne m’a appris, c’est que mon vécu pouvait être violent en tant que tel, en soi. Par exemple, reprenons ce que j’ai dit plus haut : « Il a fallu faire des études « qui ouvraient les portes », avoir un métier « profitable » et in fine, passer beaucoup de temps sur des choses auxquelles je ne donnais pas tant d’importance que ça, comparé à l’écriture ». Voilà qui est violent. Voilà qui dénote en effet une survalorisation du capital culturel, et qui est aussi permis par une aisance financière. Je ne peux pas le nier. Mais inversement, qu’y puis-je, puisque c’est ainsi que je vois authentiquement[30] les choses, ou tout simplement ainsi que j’ai vécu certaines choses ? Je l’ai dissimulé longtemps : aujourd’hui, je ne suis plus si sûr que ce soit la bonne manière de faire les choses.
En tout cas, cette compréhension, et surtout cette intériorisation, que je pouvais me faire agresser en ligne précisément, ou juste, parce que j’étais moi, m’a conduit à délaisser progressivement le « je », à ne plus parler de moi, à me réfugier derrière un discours plus général, moins susceptible d’exposer. « Mieux vaut être attaqué sur ses idées que sur soi », pouvais-je me dire.
Pour autant, il serait injuste de considérer que seule l’expérience d’Internet a joué dans ma démarche d’écriture. Parallèlement à cela, j’y ajouterais l’imitation plus ou moins consciente des livres lus – ce qui fait de mes tentatives d’écrits de fiction du sous-Proust ou du sous-Hugo, mais bon, n’en faisons pas un drame – et, surtout, l’intériorisation des normes de la recherche, où le « nous » de modestie est à l’honneur.
Il pourrait apparaître comme paradoxal le fait que j’ai intériorisé les normes de la recherche alors précisément que je ne suis pas chercheur. Pour autant, cela me semble logique : c‘est précisément parce que je n’ai pas réussi à devenir chercheur que j’ai voulu obtenir une légitimité sur ce plan-là (ce qui est d’ailleurs un échec, mais passons), et donc que j’ai imité ces normes… plus ou moins bien, à vrai dire, puisque, lorsqu’on n’est pas confronté à la revue par les pairs, on ne peut ni vérifier cette acquisition/intériorisation, ni voir ce qui manque et progresser.
Cela étant, il est aussi probable que cette logique d’intériorisation des normes d’écriture de la recherche, niant toute légitimité à l’expression du « je »[31], ne soit à vrai dire qu’un cache-sexe, une excuse, et pour tout dire soit très secondaire. Je ne nie pas qu’il y ait pu avoir une influence. Mais c’est une influence probablement assez faible. Et en parler ainsi consiste sans doute en un renversement de causalité : je soupçonne que ce « je » aurait de toute façon disparu, mais la rencontre avec les normes de la recherche permet de donner une explication plus protectrice pour l’ego que d’accepter qu’il s’agisse avant tout là d’une mesure de protection, alliée à des soucis d’estime de soi.
Pour résumer, disons que cet effacement progressif du « je » dans mon expression publique relève d’une évolution multifactorielle. Cependant, il serait facile et un peu lâche de considérer que tous ces facteurs sont sur un pied d’égalité : certains jouent plus que d’autres.
Évidemment, il s’agit là de mon parcours personnel. Et je ne prétends pas qu’il est à plaindre ou quoi que ce soit. Je le raconte ici juste parce que c’est ce qui m’est arrivé. Remarquons que je me trompe peut-être totalement dans l’analyse de mon passé : peut-être me suis-je construit un narratif pour expliquer cela, alors que ce narratif est en fait totalement faux, parce que je ne suis pas capable d’appréhender correctement les forces en jeu. Mais est-ce si grave, si je me trompe ?
Par ailleurs, je pense qu’on peut tout à fait aboutir au même comportement (cette difficulté à affirmer un « je » dans l’écriture) à partir de prémisses totalement différentes, comme par exemple le fait d’être une femme (et les logiques sociales associées : injonction à s’effacer pour autrui, autocensure, moindre sentiment de légitimité, risque de harcèlement, etc.), des traumatismes, d’autres formes du complexe de l’imposteur, et ainsi de suite.
Discours objectivé contre discours personnel
Parvenu à ce stade, que puis-je déduire de tout ça ? A mon sens, je peux opposer ici deux types de discours possibles, chacun disposant de ses avantages et de ses inconvénients : le discours du « nous » contre le discours du « je », autrement dit, le discours objectivé contre le discours personnel.
Bien entendu, il ne s’agit pas là de dire que ce sont les deux seuls discours possibles, loin de là. Mais rappelons-nous que je cherche à répondre à la question « Comment écrire ? », donc in fine, à savoir quel discours choisir pour me sentir autorisé à écrire.
Le discours objectivé, tel que je l’entends ici, se veut « neutre », si j’ose dire : truffé de références, se présentant sous la forme de l’argumentation, exposant la pensée déjà finie, il peut avoir une ambition scientifique, ou, à défaut, rationnelle. C’est un discours de conviction, mais un discours qui risque toujours de basculer dans le professoral : du haut de sa chaire, on s’adresse au monde. C’est le discours du « nous » et c’est aussi le discours qui expose le moins, car il ne présente pas l’intimité de l’auteur ou de l’autrice.
Ce discours a de nombreuses séductions, et j’aime l’utiliser, de façon générale. Mais il me semble aujourd’hui insuffisant pour me donner envie d’écrire. D’un certain côté, je le vois de plus en plus comme un discours qui triche. Ce qui ne veut pas dire que je renonce à l’utiliser à l’avenir : peut-être n’est-ce qu’une impression d’un moment, qui s’évanouira vite. Ce n’est pas compliqué de tricher : de faire passer ses idées sous la forme du discours objectivé, de faire croire qu’il s’agit là d’idées neutres, avec un poids spécifique, une distanciation complète par rapport à l’émetteur. Mais je finis par trouver ça artificiel.
En outre, quelle légitimité a ce que je peux écrire sous cette forme, comparé à un discours scientifique, à un discours de recherche ? Ne suis-je pas condamné à faire moins bien ? J’ose l’espérer, pas par manque de talent personnel, mais parce que je ne peux pas bénéficier d’un système de relectures, je ne peux pas m’insérer dans des réseaux de travail, mettre en doute mes hypothèses dans la confrontation, et ainsi de suite[32].
Prenons un exemple : si, plus haut, j’avais développé sur la volonté de puissance nietzschéenne (sujet que j’aime bien par ailleurs), je serais parti sur une présentation, certes peu originale, mais truffée de références, avec une volonté didactique, mais dans laquelle je ne me serais pas forcément permis de parler de ce que moi, je peux en penser. Ce qui ne veut pas dire que je n’aurais pas pu présenter les choses de la manière qui m’arrange[33] : c’est le parfait exemple du discours objectivé. Mais j’ai tendance à penser que ce que j’en pense n’a pas d’intérêt pour autrui et donc à ne pas vouloir l’expliciter. Et même si, au fond, je suis assez convaincu que mes apports personnels sont peu intéressants, je veux essayer de faire autre chose, aujourd’hui. Remarquez que je dissocie bien « en dire ce que j’en pense », donc expliciter des opinions personnelles sur le sujet, en utilisant bien le « je », et « présenter les choses selon mon opinion », donc garder l’illusion de la mise à distance et du juste milieu en faisant, consciemment ou non, pencher la balance du côté qui me convient.
Au contraire, le discours personnel, qui recourt au « je », qui se perd en sinuosités, en digressions, en anecdotes biographiques, me semble paré de nouveaux attraits, dont celui de la vulnérabilité. Accepter le « je », exhiber les soubassements de la pensée, montrer comment elle s’est construite, patiemment ou non, quels sont son historique, ses présupposés, ses hypothèses, ses choix, mais aussi montrer les questions qui demeurent, auxquelles je ne peux pas présenter de réponses, voilà qui expose, mais qui me semble plus honnête, plus sain[34]. Expose à être jugé sur ce que l’on est, déjà : et c’est bien là la source d’une grande vulnérabilité. Expose à ne pas être lu, car il est plus facile de rejeter arbitrairement une vie qu’une démonstration ou une argumentation supposément « neutre »[35], ensuite.
L’honnêteté intellectuelle paie-t-elle, au moins ? Je n’en suis même pas sûr. Permet-elle de parler à plus de lecteurs et lectrices ? J’ai des doutes. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi adopter le « je » ? Probablement pour retrouver un équilibre intérieur, pour passer à une autre étape, où le soi/moi est plus confiant en lui-même, où on accepte précisément d’être jugé pour ce qu’on est, car on a suffisamment confiance en ce que l’on est pour qu’une critique extérieure ne le fasse pas vaciller[36]. C’est probablement assez égoïste, cela dit. Et on revient à la première question : pourquoi écrire ? Ou plutôt, pour qui écrire ? Pour soi ou pour les autres ? Probablement pour les deux, à vrai dire, car je ne suis pas sûr que la distinction entre soi et les autres soit si rigide que cela à ce niveau-là. Mais tout de même en priorité pour soi. Et en même temps, croire que l’on n’écrit que pour les autres, n’est-ce pas faire preuve d’un grand orgueil, n’est-ce pas se leurrer soi-même ?
Il est vrai qu’en adoptant le discours personnel, je crains d’ennuyer, de n’intéresser personne. En même temps, rationnellement, il faut reconnaître que nul n’est exceptionnel ou extraordinaire, et donc que des gens doivent pouvoir se reconnaître dans ce discours. Et pourtant, je me demande si mêler les deux discours ne serait pas plus intéressant : mais, d’un côté, je ne veux pas que ça se transforme en une logique argument-exemple personnel qui affadirait le projet, et de l’autre côté, n’est-ce pas ce que je fais déjà ? Et puis, au-delà de ça, mêler les deux discours n’est-il pas aussi une fuite ?
Je me demande aussi s’il faut que ce que j’écris soit nécessairement intéressant – cette même question pouvant très bien être un autre mécanisme de défense. Néanmoins, je suppose qu’écrire publiquement signifie aussi chercher un public, et ne pas juste verser dans la seule autosatisfaction de l’auteur. Cela dit, dans le format adapté ici, qui peut rappeler celui du journal intime, je retiens finalement plus l’idée de l’exposition que celle de l’autosatisfaction.
Enfin, au-delà de ces peurs, j’aimerais finir ce passage sur le discours personnel en m’attardant sur plusieurs avantages. Premièrement, considérer l’importance du « je » permet de se localiser, de se situer : et si cela est important pour autrui, pour identifier d’où « je » parle, ne l’est-il pas encore plus pour soi, pour apprendre à se connaître mieux ? La fausse neutralité du « nous » enfin abolie, l’exposition et la vulnérabilité acceptées, n’y a-t-il pas l’ouverture d’une possibilité, celle de se révéler à soi-même ce que l’on ne voulait pas voir auparavant ?
Par ailleurs, et sans grande surprise, le discours personnel peut aussi occuper une fonction thérapeutique. Je ne m’étendrai pas sur le sujet. Par ailleurs, il faut aussi considérer que si je peux assumer le « je », c’est aussi probablement parce que j’évite de relire ce que j’ai écrit une fois le texte publié… pour au moins quelques années. Mettre ainsi le texte derrière moi me permet de le publier : sinon, je pense que je n’en serais pas capable.
Enfin, il faut aussi rappeler que cette tentation de passer du discours objectivé au discours personnel, de l’ambition scientifique à la revalorisation du sujet, si l’on préfère, n’est pas nouvelle, ni personnelle. On a un bel exemple de cette tendance chez certains structuralistes ayant délaissé le courant par la suite, comme Barthes ou Foucault, en passant d’un discours structuraliste à forte vocation scientifique à une revalorisation importante du sujet, avec ce que cela suppose de flou, de fluctuant, d’indéterminé, dans leurs œuvres[37]. Sous un si haut patronage, comment douter de la pertinence de ce choix ? Plus sérieusement, l’exemple donne une certaine légitimité au questionnement et à la volonté de basculer de l’un à l’autre, me semble-t-il. Il paraît qu’il est important d’avoir des modèles.
Retours et réflexions sur ce texte
Maintenant que j’ai développé cette dualité (peut-être un peu trop manichéenne, certes) discours objectivé/discours personnel, il me faut enfin, je présume, revenir sur les motivations derrière l’écriture de ce propre texte.
Premièrement, j’ai toujours un grand plaisir à développer ce que j’appelle un « discours méta » : un discours qui explicite les conditions de sa propre production. Plaisir probablement très narcissique, car donnant l’illusion d’être capable de saisir ses propres déterminations, et donc d’avoir du recul sur soi-même, mais qui n’est pas le plus nocif des plaisirs, au moins[38].
Ensuite, ce texte me permet de déployer mon raisonnement, de mettre sur la table ce qui était avant tout un fouillis d’idées éparpillées de façon non cohérente. En ce sens-là, c’est aussi un travail de formalisation, et j’en reviens à cette idée que j’écris pour moi avant d’écrire pour les autres.
Aussi, et il me semble qu’il s’agit là d’un point central, la question de l’illusion hante ce texte. En effet, je suis persuadé qu’on s’auto-illusionne énormément et que, par extension, on ignore trop souvent ses propres motivations, ses propres raisons, ses propres causes. Je ne saurais donc y échapper. On remarquera en effet l’abus d’utilisation de « probablement » et de « peut-être » dans l’exposé de mes motivations. Il ne s’agit ici absolument pas de perdre mon lecteur ou ma lectrice, mais de l’incertitude que j’ai moi-même sur ma propre psychologie. J’ai appris à me méfier de moi, de mes réflexes, de mes analyses sur moi-même : conséquence probable tant de l’engagement politique que de mes orientations philosophiques nietzschéennes puis poststructuralistes. Prudence et quant à soi sur soi-même, donc.
On voit aussi que le terme « facile » revient souvent, et de façon assez péjorative – il est ainsi associé aux termes « lâcheté » ou « tricherie ». Voilà qui est aussi intéressant sur ma propre construction et mon échelle des valeurs. Je ne compte pas développer là-dessus ici – notamment parce que je m’en aperçois à la relecture de ce texte, et que je n’ai donc pas de position très arrêtée sur le sujet –, mais je reviendrai peut-être sur le sujet à un autre moment.
Conclusion
Si je reviens à la question initiale, à savoir « Comment écrire ? », je dirais, et on l’aura compris, que si je veux aujourd’hui m’autoriser à écrire, il me faut probablement passer par ce discours personnel, cette réappropriation du « je », avec tous les risques que cela suppose. Enfin, « il le faut » : disons que je le veux, plutôt.
J’essaie de voir cela comme un nouveau défi, une nouvelle voie à emprunter, une nouvelle terre à explorer. Il est tout à fait possible que ce soit totalement inutile, que je délaisse vite cette voie, ou au contraire que je m’y enracine. Je vais me contenter d’insister sur le côté provisoire de telles solutions : je ne pense pas avoir trouvé l’ultime solution pour répondre à ce doute sur ma capacité à écrire.
Je ne suis en effet pas convaincu qu’on puisse conserver cette légitimité, cette autorisation à écrire, en toutes circonstances et à toutes les époques de sa vie. Il me semble qu’elles sont aussi le point d’intersection entre un texte à écrire et un moment spécifique de sa vie (lui-même caractérisé par un état mental spécifique, et ainsi de suite). En ce sens, je suppose qu’il faut toujours reconquérir contre soi-même ce droit à écrire.
Pour autant, je ne pense pas que ce combat contre soi-même soit insurmontable, même si les difficultés qu’il entraîne doivent varier à chaque fois. Bien sûr, il est possible de renoncer à un moment, de dire « j’en ai fini, j’arrête d’écrire ». Mais je ne crois pas que ce renoncement provient réellement d’une incapacité à écrire, il s’inscrirait plutôt dans un contexte plus vaste, un moment de la vie, etc. Heureusement pour moi, je n’en suis pas encore là.
Et maintenant… il n’y a plus qu’à tenter d’écrire, je suppose ?
Je ne mettrai pas ici le nom de toutes les personnes auxquelles j’ai pensé en écrivant ceci, que ce soit parce qu’elles m’ont inspiré sur cette question par leurs réflexions ou parce qu’elles ont compté dans ma vie à certaines périodes charnières dans les événements et tendances que j’ai racontés ici, mais je les remercie du fond du cœur.
Vinteuil
[1] Certes, certaines notes ne me servent qu’à rajouter de petites blagues. On ne se refait pas. Mais il n’y a pas que ça.
[2] Pour cet article, je n’utilise pas de point médian, pour des raisons qu’il serait oiseux de développer ici – je pense qu’il reviendra dans de prochains articles, rassurez-vous –, mais je ne voulais pas en revenir à un masculin neutre omniprésent pour autant. Dont acte. Il faut savoir varier ses pratiques d’écriture.
[3] Il doit y avoir d’autres choses, mais ce sont les principales catégories dont je me souviens.
[4] Avant de vous offusquer, avancez un peu et lisez la partie « L’historique de ma pratique d’écriture », je reviens sur cette affirmation.
[5] J’ai néanmoins conscience qu’il s’agit moins d’une évaluation objective de ce que j’ai pu faire ou non que d’une question d’image de moi-même, et des sujets psychologiques afférents. Peu importe qu’objectivement, ce soit beaucoup ou peu, puisque je suis de toute façon incapable d’appréhender la chose « objectivement » – mais qui peut prétendre aborder « objectivement » sa propre vie et ses propres attentes (et serait-ce souhaitable, d’ailleurs ?) ?
[6] C’est bien pourquoi je disais que je n’entends pas traiter ici de la question de la page blanche, qui me semble plus liée au fait de ne pas savoir quoi dire. Cela étant, je pense que le fait de savoir ce que je veux dire est précisément paralysant dans mon activité d’écriture, car je perds alors beaucoup d’intérêt au processus lui-même. Je suppose que je veux pouvoir me faire surprendre par le déroulement de ma pensée.
[7] Phénomène qui s’observe d’ailleurs à l’instant même où j’écris ces lignes. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi, ça veut dire beaucoup.
[8] De façon tout à fait honnête, cela s’explique très bien sociologiquement : issu d’un milieu survalorisant initialement le capital culturel, je veux avant tout être reconnu pour ce capital. Me trouvant dans des sphères professionnelles qui se concentrent plus sur le capital économique, il me faut bien trouver un exutoire pour assouvir ce besoin de reconnaissance-là. Ce n‘est sans doute pas très glorieux, mais ça s’explique (à défaut de s’excuser).
[9] Ce qui représenterait un certain effort : mais est-ce la perspective de l’effort ou ma répugnance profonde à abandonner certaines choses, mon obstination sans bornes, qui joue le plus ici ?
[10] Et comme on peut s’en douter, l’écriture du présent article représente une étape dans ce processus d’intériorisation de cette analyse. Quant à savoir si c’est la dernière étape, je n’en préjugerai pas.
[11] J’entends d’ici les remarques sarcastiques disant qu’adopter cette attitude n’est finalement qu’un autre habitus, celui du philosophe, trop habitué à vouloir parler de tout sans se renseigner sur ce qui a déjà été fait, plutôt que celui du chercheur en sciences sociales. Je ne peux pas dire le contraire, surtout que je ne suis finalement ni l’un ni l’autre, de manière professionnelle, s’entend : mais ce que je ne ferais pas pour d’autres sujets ou pour d’autres vies que la mienne, je me le permets pour tenter de comprendre ma propre vie. Peut-être à tort, peut-être à raison, qui sait ?
[12] On peut par ailleurs discuter de ce que signifie vraiment le terme « talent » : est-ce que ça existe réellement ? Est-ce que ce n’est jamais qu’un positionnement par rapport à certaines normes, elles-mêmes critiquables ? Autant d’interrogations totalement légitimes, mais que je n’entends pas traiter ici, car elles me semblent secondaires dans le cadre de ce texte, qui a aussi vocation à retracer un parcours psychologique, et donc les questions qui me passent par l’esprit – peu importe que ces questions que je me pose soient dès lors justes ou non.
[13] Il me semble impossible de dissocier ici la question de l’écriture et celle de la publication. Car, j’espère qu’on l’aura compris, tout ce dont je parle ici est l’écriture ayant vocation à rencontrer un public, pas celle que je produis pour moi et moi seul.
[14] Cela étant, je sais très bien que personne ne me demande d’écrire au niveau de Proust – ce que je serais évidemment incapable de faire. Et j’ai toujours essayé de ne pas me laisser immobiliser par ce phare de la littérature. Mais le poids des géants pèse quand même sur nos épaules.
[15] Bien sûr, les choses étant mal faites – ou les personnes se ressemblant se regroupant, je ne sais pas –, j’ai par ailleurs conscience que je peux aussi renvoyer cette image-là à certains de ces amis et amis, qui pourraient tenir le même discours vis-à-vis de moi.
[16] Je me leurre peut-être totalement, d’ailleurs, car le doctorat demeure un moment très spécial, mais en même temps, je ne suis pas sûr qu’il soit sain de vouloir se défaire de toutes ses illusions avant de les vivre et de laisser l’expérience les détruire progressivement.
[17] J’utilise de fait beaucoup la motivation extérieure : c’est pourquoi j’ai principalement écrit des textes de réaction à d’autres textes. Cela me donne l’opportunité, souvent sous l’inspiration de la colère, qui me motivent à mettre sur papier ce que je n’écrirais pas à partir de rien (quand bien même je pense déjà depuis longtemps ce que j’écris).
[18] Par ailleurs, je ne sais pas pourquoi, mais dans mon souvenir, on l’appelait aussi « nous cicéronien », mais je ne parviens pas à retrouver une occurrence de ce terme sur Google, à mon grand désarroi.
[19] Pour autant, est-ce que cela signifie que j’y échappe totalement ? Je n’en suis pas sûr. Surtout que je demeure, après tout, dans une démarche de reconnaissance intellectuelle, ce que je ne nie pas, même si elle ne résume probablement pas l’ensemble de mes motivations.
[20] Un jour, je lirai Hartmut Rosa. Un jour. Enfin, probablement. Peut-être. On verra bien.
[21] N’allons pour autant pas croire que je me pose là en dinosaure d’Internet : ce serait malvenu de ma part, à mon âge. Je n’ai pas utilisé ICQ, si c’est là la question. Mais malgré tout, reconnaissons qu’une partie des références Internet des années 2000 ont disparu.
[22] Que vous ne retrouverez jamais, mouhahahaha. Ce rire maléfique mis à part, j’ai fort heureusement conservé le mot de passe et mis hors ligne tous mes articles. Mais je n’écrivais pas en langage kikoolol, désolé de vous décevoir. Et avouez que rien qu’avec le terme « kikoolol », vous avez pris un sale coup de vieux.
[23] Et encore, c’était d’un certain côté pire quand on passait dans le supérieur, puisque toutes les informations de travail passaient alors dans les groupes Facebook de promo.
[24] Que voulez-vous, à l’époque, pour moi, Twitter était un réseau « de vieux », je n’aurais pas eu l’idée d’y aller dans ce cadre. Les choses changent.
[25] Je pense que j’étais en effet un profil, tant sociologiquement que psychologiquement, qui aurait tout à fait pu se retrouver sur ce forum, ce qui aurait probablement modifié en profondeur mes convictions actuelles. Je m’estime donc plutôt chanceux d’avoir évité cela.
[26] Je n’ai aucune idée de si ces discours sont toujours en vogue auprès des enfants et adolescents des années 2020, à vrai dire.
[27] Je parle bien là du militantisme en ligne, je n’ai pas du tout la même expérience du militantisme irl.
[28] Le plus triste étant que j’ai beau en être conscient, je ne parviens pas à me restreindre pour autant. Probablement une compensation pour des restes d’adolescence mal digérés, à une époque où j’étais très seul.
[29] Attention : je ne parle pas de moi, ici. Ma position de dominant me place dans une situation spécifique, et je ne prétends pas qu’il faut me laisser parler dans ce genre d’espaces. Mais je décris là des situations entre personnes concernées en ligne.
[30] La question de l’ « authenticité », toute truffée de références sartriennes qu’elle soit, me paraît ici quelque chose d’important. A vrai dire, dans d’autres traditions de pensées, elle prendrait d’autres noms, comme « vocation » chez certains chrétiens. Mes errements dans la pensée existentialiste me font privilégier celui-là, c’est-à-dire un terme qui désigne un certain type d’engagement au monde, qui paraît plus vrai, plus conséquent – et, ma foi, je l’aime bien –, mais vous pouvez bien entendu en prendre un autre.
[31] Techniquement, il y a bien des mouvements de revalorisation du « je » en recherche, mais ils demeurent très minoritaires, me semble-t-il.
[32] Il y aurait probablement beaucoup plus à dire sur cette question : comme on le voit, je crois beaucoup moins au talent individuel qu’aux processus et logiques institutionnels pour expliquer l’apparition de certains résultats. Ça ne me semble pas inutile de le rappeler, même si je ne peux/veux pas développer ici.
[33] Remarquons que ce n’est pas très compliqué, quand on maîtrise un sujet, de le présenter de telle ou telle façon, de passer telle ou telle chose sous silence, et ainsi de suite.
[34] S’il y a bien une chose qui me reste de la lecture de Nietzsche, c’est cette mauvaise tendance à parler de « santé », de « sain » ou de « malsain ». Après, je pense que je préfère ça à dire « pur » ou « impur ».
[35] Il suffit de voir les commentaires récurrents reçus dès que l’on utilise l’écriture inclusive dans ses articles. Véritable appeau à réactionnaires aigris, il semblerait que l’utiliser soit une excuse suffisante pour nombre d’entre eux pour ne pas lire, donc pour ne pas être confrontés à une argumentation divergente. C’est d’autant plus ironique, mais peu surprenant, que ce sont les premiers à reprocher cela à leurs adversaires politiques.
[36] J’ai hésité pour cette phrase entre le « on » et le « je ». Si le « on » me permet ici d’être plus général, je pense que j’ai au fond renoncé temporairement au « je » car je ne suis pas sûr de ce que j’affirme. Est-ce que je peux vraiment dire que j’ai suffisamment confiance en moi pour ne pas sombrer sous la critique extérieure ? Honnêtement, je n’en ai aucune idée. On le verra à l’usage.
[37] Si je ne prétends pas adhérer à toutes leurs œuvres de la dernière partie de leurs vies – L’empire des signes m’ayant laissé totalement froid –, je peux comprendre la séduction exercée par ce basculement.
[38] Bien qu’il soit sans doute lié à une certaine forme de violence symbolique.